Marion Graf : « Philippe Jaccottet, L’Entretien des Muses » [L’Hantologie]


Marion Graf, traductrice et critique littéraire, dit ici tout ce qu’elle doit au livre L’Entretien des Muses de Philippe Jaccottet.


Parmi les livres qui ont marqué mes années de formation et orienté mes goûts, je paie aujourd’hui ma dette à L’Entretien des Muses de Philippe Jaccottet, qui aurait cent ans cette année. Un volume qui rassemble des chroniques de poésie parues entre 1955 et 1966. Comment un recueil de ce genre, austère s’il en est, a-t-il pu exercer sur moi cette fascination ?

Je l’ai découvert vers la fin de mes études de langues et littératures étrangères (espagnol et langues slaves, en particulier le russe). Ces études m’avaient donné accès à des poètes majeurs que je lisais avec émerveillement dans le texte original : Anna Akhmatova, Maïakovski, Pouchkine, Blok, Tsvetaïeva…  Federico Garcia Lorca, San Juan de la Cruz, Antonio Machado, Pablo Neruda, Gabriela Mistral, Zbigniew Herbert, Eva Lipska, la poésie populaire des Serbes, et bien d’autres… Le déchiffrage obligatoirement lent de l’apprentie polyglotte que j’étais convenait à merveille à l’approche de la poésie, à cette lecture « dans » et « de » tous les sens qu’elle exige. Et ces langues que j’étudiais me semblaient bien plus sonores, bien plus musicales, plus malléables que mon français natal : au lycée, mes festins de lectures se composaient essentiellement de romans classiques et modernes – et c’est à cette époque sans doute que j’avais dû décider une fois pour toutes que la poésie contemporaine était affaire de chapelles et d’initiés, hors de ma portée… Jusqu’à ce que bien plus tard, donc, au hasard d’un rayon de librairie, j’ouvre un petit volume de Philippe Jaccottet paru dans la collection Poésie/Gallimard, et que peu après, grâce à L’Entretien des Muses, les grandes portes de la poésie de l’après-guerre s’ouvrent pour moi. 

Je découvrais un poète qui parlait de poésie en termes parfaitement limpides et naturels, à la première personne, comme on fait part d’une aventure.

Je découvrais un chroniqueur curieux, qui abordait les poètes les plus disparates – même quelques poètes de Suisse romande – en renouvelant, en ajustant à chaque fois sa perception.

Je découvrais un lecteur qui vouait la même fine attention à un poète consacré qu’à tel poète de sa génération, encore à peine connu.

Je découvrais de page en page des poètes qui parlaient de ma vie, de ce qui m’animait, et au fil des citations, certains poèmes jetaient ancre en moi, comme autant d’invitations à y aller voir par moi-même.

Je découvrais chez ce grand passeur un équilibre rare entre objectivité et jugement personnel, ce dernier étant souvent formulé à la forme interrogative.

Je découvrais que ces chroniques étaient bien une sorte de conversation : au contact des œuvres de ses pairs, Jaccottet lui-même discernait ce qui comptait pour lui, soupesait ses choix de poète.

Je découvrais que ces poèmes m’étaient transmis et restitués par quelqu’un qui les avait reçus, absorbés, et que lectrices, lecteurs, traductrices, traducteurs, nous avions part à l’entretien des Muses.

 

Marion Graf