Margaret Atwood, “Poèmes tardifs”, lu par Marc Wetzel (nombreux extraits du livre)


Marc Wetzel présente les poèmes de la romancière Margaret Atwood avec une large sélection de textes opérée dans le livre.



Margaret Atwood, Poèmes tardifs (édition bilingue), traduits de l’anglais (Canada) par Christine Evain et Bruno Doucey – Pavillons Poche (Robert Laffont), 320 pages, janvier 2024, 9,50€


Quand on découvre (c’est mon cas) la poésie de la célèbre romancière Margaret Atwood (née en 1939), trois éléments semblent expliquer l’étrange jubilation de sa lecture. D’abord un art de la relance perpétuelle (comme si elle se parlait à elle-même, ou plus exactement se faisait la conversation (1) : au contraire du fou qui ne parle tout seul que pour éviter de vraiment s’entendre, Atwood semble vouloir vérifier ce qui la hante, improviser – mais contre elle-même ! – comprendre au plus près ce qu’elle pense). Il s’agit bien d‘auto-conversation (car elle est seule dans l’arène – elle est son taureau), mais c’est bien d’abord conversation (et non négociation, controverse ou débat technique) : même sur les thèmes tragiques ou fantastiques, le ton demeure en effet souple, dégagé, à éclairages variés, pas pédant, peu soucieux d’être concluant. Comme Montaigne, La Fontaine, Sterne, Diderot, Hume – elle reste aimable quand elle est incisive, raisonnable quand elle est amère, en contrepieds toujours conviviaux. Bavarde, peut-être, mais malgré elle : comme si elle cherchait, sincèrement, à se clouer le bec – et n’y parvenait pas. En tout cas honnête et incorruptible dans son fantaisiste soliloque – car trop intelligente pour tenter de converser avec un esprit faux, un menteur, un homme de pouvoir, elle se fixe la même règle dans l’autoconversation qu’est sa poésie : elle n’y convoque tout simplement pas la part d’elle-même qui jugerait de travers, louvoierait, se complairait. C’est l’anti-performeuse : ne se montrant à elle-même, elle, qu’à son désavantage ! Et aussi l’anti-victime : les circonstances difficiles, l’âge (et son escalier de péremptions), les hantises vraies de l’époque, le deuil … sont là pour rappel seulement (pour dire : oui, moi aussi, autant que vous malheureuse, mais sans vraie excuse pour autant). Comme dirait le philosophe Gildas Richard, Margaret Atwood sait que l’essentiel ne se revendique pas, et que le revendicable n’est jamais l’essentiel. Le seul droit qu’elle prend, c’est d’attendre que la vérité, gracieusement (donc facultativement !), lui donne quelque chose à la mesure de nos efforts vers elle. Cette si tonique et fraternelle poésie est donc d’abord conversation, à écriture haute, entre une dame qui se veut, au moins, capable de vérité, et une dame (la même) qui, au plus, s’en espère digne. Nous la lisons, et voyons comment les idées lui viennent en se parlant : cette “voix posée sur le papier” aura loyalement conversé avec elle-même – voilà notre première heureuse certitude.

Ensuite, l’intelligence du propos frappe par une sorte de radieuse et généreuse acuité. Ce n’est pas seulement une poète intelligente (même si c’est moins encore une intelligence de la poésie qui domine – cette auteure a trop choses à dire pour traiter ici de poésie), mais quelqu’un qui semble saisir et formuler les affects propres à l’intelligence des choses. Une écrivain de ce que sent, pour elle-même, l’intelligence. Elle est comme une psychologue (traduisant comme elle peut ce que ressent sa propre Muse), mais qui, loin de ménager et discrètement guider son patient, semble littéralement le bousculer, le “charrier” : en en faisant trop, lui marquant d’avance le point pour l’instant hors d’accès, moquant le mauvais sérieux de ses élans. Sans “neutralité” ni “bienveillance”, cette interprète nous découvre comme à la traîne de nous-mêmes, nous fait honte de l’idée d’avance que nous n’avions pas sur nous, et qu’elle offre, met à notre disposition, donne libéralement (le génie a les idées qu’il donne, car tout ce qu’il devine lui redonne d’en avoir). Cette poésie de l’idée d’avance (qu’on connaît physiquement chez Valéry, Borges ou Caillois) enchante et éblouit, fait comprendre à même ce qui nous dépasse. Par exemple, accompagnant son compagnon mourant, Atwood écrit simplement “En tout cas j’ai tenu ta main et peut-être as-tu tenu la mienne”   (p. 275) pour signaler ce qu’est, réellement, emprunter un chemin qui se perd et s’égare lui-même. Ou bien, devant la mort, cette singulière notation : “Les disparus, ceux qui sont partis plus tôt, me manquent. Même ceux qui sont encore là me manquent” (p. 291). Ou encore, évoquant la vieille femme qu’elle est devenue, elle déclare ne sortir à présent cueillir les mûres que dans l’ombre du petit matin, devant préférer l’inconvénient de la rosée à celui du grand soleil, et ajoute, en vrai Pasteur nous vaccinant de la Providence :”Il fut un temps où cette vieille femme que je convoque pour vous aurait été ma grand-mère. Aujourd’hui c’est moi. Dans bien des années ce sera peut-être vous, si vous êtes chanceux“. Autrement dit : aucun Absolu n’arbitre le jeu de nos survies. Simplement (p. 293) : “Les mains plongeant parmi les feuilles et les épines étaient autrefois celles de ma mère. Je les ai transmises. Dans les décennies à venir, vous étudierez vos propres mains éphémères, et vous vous souviendrez. Ne pleurez pas, c’est ce qui arrive. (Don’t cry, this is what happens)”. Margaret Atwood, qui eut son enfance dans une rude (mais heureuse) forêt du Nord-Québec, connaît ainsi (et fait, avec gratitude, sentir) l’ombre préventive que nous ménage le néant qui vient : nos boules d’arbres de Noël, dit-elle, brillent pour … “remercier la neige” ! 

Et puis il y a, chez elle, un merveilleux (et rare) stoïcisme branché. Se tenant au courant (comme le savent les lecteurs de la romancière) de toutes les avancées technologiques et culturelles, elle sait comme personne leur péremption. S’il ne dépend pas de nous que les civilisations soient mortelles, à nous pourtant de faire que nos mortalités restent civilisées. La totalité du passé est morte, mais le passé de notre être-mort qu’est et sera tout ce présent qui nous reste à vivre peut s’en éclairer. On trouve (p. 115) un morceau (de bravoure) d’archéologie dissuasive, qu’on n’oublie plus. Devant nous, dit l’auteure, (relatant fouiller des tombes scythes, aux vainqueurs gelés, aux vaincus dépecés), voici des morts sans-nom qui “ont su ce qui s’est passé“, et qui, d’une certaine manière (dans la compréhension effarée de nos regards vivants) “savent ce qui se passe“. C’est là une poésie salubre aux vieillissants, à ceux qui commencent à raccompagner dans l’après-eux celle ou celui qu’ils terminent d’être. Là, un vieux par exemple, qui jardine à peine (p. 253), fouille la terre avec son bâton, y trouve des “racines” que lui-même n’eut jamais, et une “pierre” qui n’eut jamais besoin d’elles … pierre qui lui glisse trois choses :”Nothing’s locked ” (rien n’est fermé),  ” There’s nothing to it ” (il n’y a rien à trouver), et “Never was” (il n’y a jamais rien eu”) – et fait conclure : ouvre (puisque c’est ouvert) et descends (chute là où nul n’accueille ni ne retient). “Just open. Just walk down“. C’est comme une élégie physiologique, un conseil de faire atterrir d’abord … son goût des cimes, une élégance dans l’art forcé de se perdre : ne pas aller parler “mode” à ses rhumatismes, ni “escarpins” à ses oignons et cors (“Les pieds ont leur propre ordre du jour. Ils méprisent tes goûts en matière de chaussures et ignorent tes itinéraires, tes cartes“), bref, ne plus faire la leçon à ses organes, puisque “Le corps, autrefois ton complice, est maintenant ton piège” (p.277).
Se montrer beau joueur dans l’auto-reddition, voilà sa leçon; comme si, peut-être, avoir intelligemment souri de notre salut suffisait à l’assurer ? Merveilleuse auteure !

(1) Des éléments, ici, sur la notion de conversation, ont été trouvés chez Bernard Sève, dans son remarquable livre “Les matériaux de l’art” (Seuil, 2023) – pages 336-354 spécialement.

Marc Wetzel


Extraits :

“Mesdemoiselles ! Mesdemoiselles ! Mesdemoiselles !
Du calme !
Ce n’est pas la foire d’empoigne !
C’est une salle de classe.
Aujourd’hui, nous allons parler du Sang.
Silence s’il vous plaît.

Vous pensez que je ne peux pas vous voir d’ici ?
Je connais vos ruses et vos insolences,
je connais vos chuchotements,
je sais où vous préféreriez être
et je sais vos postures préférées,
toutes vos provocations.

Vous aimez vous dire que je suis drôle
mais je vous effraie :
moi qui étais autrefois de la gélatine rose
je suis maintenant une lune grise et froide
dans l’attente de votre avenir.
Vous aurez alors besoin de moi.

Je tournerai ma face osseuse vers vous.
Je donnerai une lumière sèche.”  (Leçon de santé – 1953, p.53)



“La vie sexuelle des autres semble tellement improbable.
Sûrement pas, pensons-nous :
Sûrement pas ceci dans cela !
Pas une bouche si sale
et de si mauvaises dents !
Ces pruneaux cuits, ces carottes !

S’il vous plaît, n’enlevez pas vos vêtements.
Ils ne sont pas là pour rien :
pour vous sauver de vous-même,
de votre propre voyeur.

Personne ne ressemble à une star de cinéma
pas même les stars de cinéma
pendant leurs jours de congé,
qui se promènent dans la rue
à la recherche d’aliments décents
et d’anonymat, sans grand espoir.

Personne, sauf pour eux-mêmes
dans leur propre tête quand ils sont ivres,
ou s’ils sont narcissiques, quand ils sont sobres …” (p. 73)



“Nous sourions tout le temps maintenant,
sourires de lobotomisés,
et le monde en train de frire.
Désolés pour tout cela. Nous sommes devenus stupides.
Nous buvons des martinis et nous faisons des croisières.
Tout ce que nous touchons devient rouge … “(p. 243)



“Oh à quelle vitesse nous écrémons le temps,
laissant traîner derrière nous
des miettes de muffins
et des serviettes humides et des savons d’hôtel
comme des pierres blanches dans la forêt.
Mais quelque chose les a érodées :
nous ne pouvons pas retrouver le chemin
vers cette prairie où nous avons commencé avec tant d’ardeur
et des tasses remplies de baies, et des parents
qui ne nous avaient pas encore abandonnés
pour tenter leur chance sous terre …” (Vacances d’hiver, p. 257)



“C’était un problème dans les bandes dessinées :
représenter un homme invisible.
Ils le résolvaient en traçant une ligne pointillée
que personne d’autre que nous ne pouvait voir,

nous, sans-gêne, avec nos nez collés à la page,
vitre invisible entre nous et le lieu
où les hommes invisibles peuvent exister.

C’est lui qui m’attend :
un homme invisible
défini par une ligne pointillée :

la forme d’une absence
à ta place à table,
assis en face de moi,
mangeant des toasts et des œufs comme d’habitude
ou marchant devant l’allée,
bruissement des feuilles mortes,
léger épaississement de l’air.

C’est toi dans le futur,
nous le savons tous deux.
Tu seras ici, mais pas ici,
mémoire musculaire, comme si on suspendait un chapeau
sur un crochet qui n’est plus là ” (Homme invisible, p. 267)



En marchant dans le bois du fou
dans le chuchotis des feuilles mortes, jaunes et inquiètes
au début du printemps.

Le fou adorait ce coin
jadis, avant que son cerveau
ne fasse de la dentelle. Sans doute est-ce
lui qui (mais quand ?) a placé
cette pierre ronde ici, surmontant
ce carré moussu. À moi.
Et tous les couvercles
de boîtes de conserve et les planchettes en bois,
peints en rouge et cloués aux arbres
pour marquer sa ligne :
à moi, à moi, à moi, à moi.

Je ne devrais pas employer de mot :
le fou. Peut-être simple d’esprit ?
Non, parce que nous n’avons pas d’esprit
à proprement parler, mais seulement de minuscules gribouillis,
des voies neurales, lucioles
de signalisation non/oui/non, suspendues
dans un nuage grisâtre
à l’intérieur d’un bol rond en os.

Oui: délicieux. Non : trop délaissé. Oui.
Le monde que nous pensons voir
n’est jamais que notre meilleure estimation.

Cela devait être sa cabane,
effondrée maintenant, où il devait – quoi donc ?
Y venir parfois et s’asseoir ? Hépatiques
grillées par le soleil,
touffes d’herbe de brosses à cheveux,
poêle renversé, poireaux sauvages
si luisants qu’ils en ont l’air mouillés,
bûche molle garnie de champignons.

Vous pourriez vous égarer ici, ou glisser ébahi
dans votre tête embrouillée. Vous pourriez
tout simplement ne pas revenir.
(Poèmes tardifs, En marchant dans le bois du fou, p. 171)