Gustave Roud, “Petites notes quotidiennes (ou presque)”, lu par Philippe Fumery


Philippe Fumery donne ici une vision lumineuse de ces notes quotidiennes du poète suisse Gustave Roud, datées des années 1933-1936


 

Gustave Roud, « Petites notes quotidiennes (ou presque) », préface de Pierre Bergounioux, Zoé Poche, février 2024, 300 pages, 10€


Les éditions Zoé publient, en février 2024, les « Petites notes quotidiennes (ou presque) » de Gustave Roud. Le livre, en collection de poche, en propose une sélection extraite du Journal qui, avec plus de mille pages, forme le troisième volume des « Œuvres Complètes » du poète suisse, parues en 2022. Zoé poche a en outre proposé récemment ses principaux recueils.

Les notes offertes dans cette sélection couvrent un peu moins de quatre années de la vie du poète (1933-36), mais celles-ci l’ont éprouvé sur un plan personnel, avec le décès de proches dont sa mère, et sur un plan esthétique, avec une année de remise en cause profonde, passée sans pouvoir écrire. Certaines pages livrent des clefs pour saisir des moments charnières, des choix décisifs, l’intention de se consacrer à un nouveau projet. Roud est toujours à la recherche d’un élan. Il est intimement convaincu du côté précaire de toute forme de vie, mais aussi que nous n’avons pas d’autre moyen pour aborder les choses. Il dit clairement comment il se trouve tiraillé entre le superficiel et l’essentiel : « Mais quel abîme entre ces élans sans durée et l’application spirituelle requise par toute œuvre véritablement composée ! ». 256

Le lecteur peut se demander comment ces pages, dans leur saisie sur le vif, dans leur aspect itératif, vont aborder les thèmes qu’il a découverts et aimés dans les recueils ; se demander si elles vont développer de manière plus libre, ou découvrir d’autres facettes de l’auteur, adopter un ton différent voire familier. Gustave Roud parle de l’endroit où il vit, sa maison et son jardin, les menus travaux auxquels il se livre, ses marches quotidiennes dans les paysages familiers mais changeants, la campagne, la vie rurale peuplée de laboureurs et de moissonneurs qui conduisent leur attelage de chevaux. Roud aime la saison des moissons, la chaleur, le labeur prenant, le torse nu, hâlé, puissant et pur des faucheurs. Il donne régulièrement un coup de main pour la fenaison, prend part au goûter, au « 9 heures ». Un goût redoublé par celui de la photographie, Roud abordant ses séances de prises des lieux, des travaux comme des portraits des saisonniers. Les notes abordent ses joies et ses doutes à propos de ce besoin de photographier des torses nus, cette « obsession ». Doutes également sur l’intérêt de consigner des notes, la peur de la monotonie, de la routine, de perdre de l’élan à la relecture. Mais Gustave Roud sait prendre la distance suffisante pour, si ce n’est dépasser, du moins poser la contradiction : « Mais c’est toujours la contradiction où ma vie se brise : une pureté ne peut être pour moi qu’un désert d’ennui, une fois retombé le premier élan qui m’en peint la beauté ». 153

On trouve dans ces notes des expressions que l’on pourra lire telles quelles dans les poèmes, comme par exemple la moustache « franc coupé » d’Olivier – et d’Aimé son double en poésie. Le livre évoque en bas de page de tels parallèles, de tels renvois comme « la route aigüe ». En voici un autre, non moins important car il concerne la fin de cette année stérile : « J’aime tout maintenant, et hier après-midi, en traversant un sombre paysage de neige avec délices, je ne me lassais pas de savourer des accords de couleurs, le goût de l’air… ». (183-4, Janvier 1935). Dans le recueil « Essai pour un paradis », en 1933 : « J’ai tout aimé, jusqu’à l’herbe devenue à mes pieds cette paille stérile, jusqu’à la neige, hier encore ». La beauté du monde s’offre à lui, multiple, universelle, redite dans les Notes : « Fin du jour d’une beauté inouïe, les chevaux, Olivier, l’herbe même, cuivrés et dorés richement par la lumière déclinante ». (99)

Le lecteur trouvera surtout comment les notes éclairent le processus de création, mis en œuvre de façon plus ou moins consciente, plus ou moins ritualisée, les lieux favoris comme le banc près de la maison d’Olivier, tel talus, mais aussi n’importe quel chemin, du moment que le poète puisse écrire dehors.

Les notes abordent également la correspondance ou les rencontres avec quelques amis peintres ou écrivains, son éditeur, les projets et les articles, et puis la confrontation avec des auteurs reconnus comme Ramuz.

Le lecteur retrouvera également des notions essentielles aux yeux du poète, telle le paradis épars dans l’univers, à la suite de Novalis, qui irriguent l’œuvre poétique et l’illuminent ; ou sa conception d’une poésie « réversible » ; sa façon toute personnelle d’appréhender les êtres, qu’il définit par la formule paradoxale « comprendre de travers ». Ce sont alors des notions qui agissent ou sont mises en œuvre de façon souterraine. La vie de Roud apparaît discrète, effacée, très solitaire, mais également partie prenante de tous les éléments de la campagne et davantage, de la Création, à l’image des « grandes fermes solitaires où vit un monde », ce qu’il formule ainsi : « isolement et communion tout ensemble ».

Le recueil présente quelques photos prises par Gustave Roud, et il est introduit par les pages de Pierre Bergounioux. Le préfacier met en perspective la naissance de l’écriture intime, la difficulté de recueillir les traces des vies paysannes ou modestes, mais aussi la passion amoureuse. Il cite Alexander Bain pour qui la pensée est « un geste retenu, une parole ravalée ». Le lecteur pardonnera volontiers le « ou presque » des Notes, d’un quotidien qui laisse échapper certaines journées. Il refermera ce livre avec la ferme envie de lire le millier de pages du journal complet, qui s’étend sur plus de cinquante années.

Philippe Fumery

Gustave Roud, « Petites notes quotidiennes (ou presque) », Zoé Poche, février 2024, 300 pages, 10 euros.

Extrait. Pages 219-220.

Halte sur le banc du bois des Chasses. Au retour Olivier sous le couvert de la fontaine, d’une beauté toute rayonnante, le regard bleu, le visage d’un seul ton fauve et rose. Ah la paix devant cette grande ferme des dimanches, et quel désir de m’arrêter là une heure près d’Olivier – de toute sa fatigue des derniers jours, le sommeil de cet après-midi a effacé la moindre trace ; son visage est comme lavé par le repos, d’une pureté d’un éclat ineffable.
Peut-être que mon rapide passage – le « comprendre de travers » que je me formule depuis quelque temps – me fait mieux sentir tout l’irremplaçable de cet homme, de sa vie – de cette heure aussi – déjà morte à l’heure où j’écris mes volets mal refermés sur une grondante route nocturne.
(Dans une note de bas de page, reprenant un autre carnet, l’éditeur ajoute ceci, écrit le 10 août 1933) : Je ne veux pas épuiser en vaines petites notes toute la récolte de mon beau voyage – mais de plus en plus je sens combien les regards de biais, instantanés, et les paroles cueillies au hasard me permettent de réinventer. Si un jour je codifie cette instinctive méthode d’appréhension, je l’appellerai « comprendre de travers » – seule façon de comprendre.