“Entre fiction logicienne et la forme buissonnante dans le poème”, petites notes sur Denise le Dantec, par Sébastien Ecorce


Sébastien Ecorce livre ici des notes prises en lisant un poème de Denise le Dantec, réflexions sur la “fiction logicienne”


Extrait du poème de Denise Le Dantec.

Soleil. Soleil.
Verre pivoine
Nuage pantalon
— Est-ce le printemps ?
AB demande Grand A
Petit B s’éclipse
Une chambre peinte / Une pelouse
Des couteaux de cuisine près d’un panier à anse
Fraises et sangliers
              Richard III, Shakespeare
Vous étiez enfant dans les sous-bois
Pierre et flèche
Tu ne te sépares pas du monde
Tu remontes du monde, et quoi ?
C’est tout ce bruit ?
Ici un chariot, là un ours, là un taureau, ailleurs la figure d’une lettre, et un cercle blanchâtre qui en traverse le point le plus élevé
Vendeurs de raves & pigeons siffleurs
(Quelques-uns l’appellent vent de l’Hirondelle …)
Une pile d’oiseaux souffle dans la terrine
             petite pluie
             essaim d’enfants
                         S’il y a une mare dans la pièce
                         Aristote te prescrit
                         de trouver un bon sabot
Transit de Vénus
(saveur de mélancolie)
Ils disent que l’enfance est un hameau perdu
Houhouhou
J’en suis à la cowing phase, et mon âme est une passoire percée
Le hennissement des chevaux   le mugissement des taureaux   le murmure des rivières   le fracas de la mer
L’arbre l’arbrisseau les broussailles l’herbe
Le monde calculé d’après la hauteur des bourgeons
Le monde épuisé par les événements
— Puniras-tu le soleil ?
Il y a celles qui inspirent la terreur par une crinière rouge, celles qui sont lancées comme les javelots, les plus pâles qui ont le reflet du glaive, celles qui ont la figure de tonneaux, celles qui sont hérissées de poils et enveloppées d’une espèce de nuage et d’une lueur fumeuse
Il y a aussi de petites îles qui se meuvent au bruit de la symphonie et des pieds qui battent la mesure
Des étoffes suspendues au-dessus d’une fontaine d’eau froide qui prennent feu
Une folie  un pas de côté  un fast-food  une laverie  un hôpital
Une plaie à vif
Une voix venue de sous les framboisiers


Notes :
Je reprends là, en quelques mots sur cet « inédit » de Denise Le Dantec. Il s’agit là d’une tentative exploratoire sur cette œuvre protéiforme. Si je me restreins à cet extrait, c’est qu’il est peut-être de nature à dégager quelques perspectives, sans en forclore la grande diversité.

Extrait qui pourrait, au premier rapport, paraître comme anodin, et pour autant, qui ne l’est aucunement. Tentons de sérier avec « méthode » ce qui peut en être évoqué.

Commençons par :

« AB demande Grand A
Petit B s’éclipse »

Si je me permets de parler de « fiction logicienne », c’est par le biais de cette déviation d’une logique des sèmes, de séquences, de l’itération, de l’enchaînement, de la répétition, de la causalité. Si (AB), est un ensemble, et grand A (Cf. comment ne pas songer aussi au Grand Autre de l’analyse lacanienne), aussi, et c’est là où le poème s’enjoint à cette « fable ensembliste », en jouant/ dé-jouant des « modes » d’être ensemble, des petits appariements, des petites jonctions, des petits liens. J’y verrais presque cela comme de « petits esprits ».

« Faire lien », serait donc ce versant de la « fiction logicienne ». Se jouer des termes (AB), grand A, petit B (on notera comment petit B est noté, petit (B) et non petit (b), créant là une petite « discordance » dans l’ordre de « l’annotatif »), de leur validité sur l’échelle d’un langage où la validité même varie, est inconstante, et fort soumise à variation. Ce n’est certes guère nouveau comme approche dans le champ poétique du XXème, XXIème siècle, bien sûr, mais il me paraît toujours pertinent de rappeler que la fonction de la forme (s’il est possible d’en dégager au moins une) dans le poème est aussi de créer des « fictions de formes », qu’elle met en scène dans la logique du langage même, « fonction logicienne » que la déviation creuse à sa manière, singulière. À côté des formes qui existent à la façon des formes et que l’activité interne du poème peut réifier à sa guise avec une étonnante liberté, il y a d’autres formes, comme la « fiction logicienne », qui existent, mais à la façon des formes 𝘢𝘶𝘵𝘳𝘦𝘴, soit des formes qui sont d’autres formes que les formes.

La « fiction logicienne » n’éclipse cependant pas « l’indicialité » du langage dans son potentiel de création sémique et sémantique. C’est cela dont il s’agit en ce micro extrait. « L’éclipse » fait naître un autre rapport de la logique déviée, « dé-naturée », puis « re-naturée » dans le langage même. (Dans l’œuvre de Denise le Dantec, il y a une « naturalité » toujours « renaissante ». Forme matérialisée, à sa manière, d’un lyrisme singulier). Mais ici, en l’état, la « fable ensembliste » croise même avec la « fiction logicienne ». Et y crée, « l’activité » même du poème. La « fiction » faisant « faction » dans l’image du sème, du signe, du fait. Entre l’arbitraire, la suspension, l’inouï et sa radicalité.

Partie que je relie, par suite, à ces deux vers, situés un peu plus loin dans le poème :

« Tu ne te sépares pas du monde
Tu remontes du monde, »

Sous une forme ou registre plus classique, plus « cosmo-poétique », nous restons dans le monde, cet « ensemble », à faire mouvement, en y créant des « partitions », des « parts », des « quarts » (de veille sensible) du monde, des petites unités, mais en y créant aussi un mouvement ; ici, un mouvement de remontée, une opération dans le monde, sur ce monde. Et dans cette « logique » du poème, « l’opérativité » du mouvement raccroche le terme au monde, fut-il coupé, aboli, scindé etc., le raccroche à son « inséparation constitutive ».

Et de constater par suite du vers, que cette « opération », « opérativité » sur, « le bruit ». Car l’image du monde fait du bruit. Comme l’image d’un nombre, d’un son, font du bruit. On parle ainsi du bruit de l’image, que la forme même du poème en sa fiction logicienne, viendrait peut-être « dé-bruiter » « dé-crypter ». « C’est tout ce bruit » est autant ce questionnement malicieux sur « l’holistique » que l’« accord de brouillage » naturellement lié à la reconnaissance du monde. Une « tonalisation sémantique » qui surgit dans la musique de ces liens.

Ce « bruit » comme instanciation d’une voix neutre et production de formes autres, dans la logique prédictive et sérielle de l’évènement qui ne peut qu’épuiser le monde. Epuiser le monde comme une manière de le faire remonter dans l’évènement. Le poème jouant ici sur cette ambivalence, ou ce retournement, du monde qui épuise l’évènement/ l’évènement qui épuise le monde. Il est à noter ce jeu assez subtil des « logiques de sérialités » plus ou moins convergentes quant à l’appréhension fuyante d’un monde vulnérabilisé. Que la « fiction logicienne » apporte une voix autre, un décalage, un évènement autre dans le cardinal des évènements, une « folie autre ». Comme si le temps qui écrivait avait attrapé le temps, suspendu là entre le bornage de ces évènements.

On notera aussi la « touche » d’un « héliocentrisme » renversé, avec ce « — Puniras-tu le soleil ? »  remodelant toute l’idée de « gravitation » en son « rapport » au monde, et ce faisant, dans le vers, et qui ramène souvent l’indivis, le fragment, le segment, la forme même du vivant à cette implacable fragilité, et son corollaire, son inexpiable liberté.

Il y a toujours une « voix venue de sous » le langage dans le langage que la logique n’épuise pas. C’est là, la mesure « démétrologisante » de cette « fiction logicienne » qui infuse le « cœur » du poème. Il semble bel et bien que dans le poème, et plus généralement dans la poétique de Denise le Dantec, on ne refuse pas le voyage de « l’enfance », ces « iles » dans « l’arbrisseau » même de l’histoire, la sienne, et celle d’un « commun du sensible », à la fois aussi « théorique » qu’ »à-théorique ». Entre ses phases finement intriquées, « d’exaltation » et de « mélancolie », elle parvient à nous rappeler que le poème est aussi une « praxis » formalisée d’une logique déviée, une manière de nous faire sentir que les « mots » ne font pas que voyager d’une langue savante vers une langue profane (et son inverse), mais qu’ ils  peuvent être aussi voués à des passages, des sauts, des déviations et des mutations dans les « champs » de la création, et de la traduction.

Savoir ainsi comment l’histoire se développe à partir des chocs les plus profonds et infimes, du détail qui « délogicise », et des fluctuations langagières difficiles à imaginer. Il pourrait s’agir simplement d’ouvrir la voie. De s’accrocher à cette pudeur, comme autant de petites « vagues travailleuses ».

Sebastien Ecorce
2024


Dernières parutions de Denise le Dantec :
« La poésie est sur la table »,
édition unicité,
« Scum, un rêve »,  édition les presses du réel.