Marcel Béalu, “La Poésie érotique”, lu par Jacques Demarcq


Jacques Demarcq explore cette anthologie de poésie érotique qui couvre l’histoire de la poésie française du xve à nos jours


 

Marcel Béalu, La Poésie érotique, dessins de Louise Bourgoin, Seghers, 2023 336 p., 32 €.


L’érotisme dans la poésie française

Chacun voit ce que peut être une scène ou une image érotique dans un film, un roman ou les arts visuels. En poésie, à de rares exceptions près, le sujet est évité. Sauf par Marcel Béalu qui dans La Poésie érotique rassemble quelque 120 poètes français, célèbres ou moins, qui ont écrit des vers « licencieux ». Source de plaisirs variés que cette anthologie, mais aussi de réflexion.

En préface, Marcel Béalu (1908-1993) prévient : « Dans sa gaillardise, sa verdeur ou son réalisme brutal, qu’elle soit galante, libertine ou purement amoureuse, la poésie érotique reste une poésie sincère, authentique, une poésie de vérité. » C’est dire que la lucrative pornographie et les fantasmes outranciers sont exclus. Les rapports sexuels sont consentis ou finissent par l’être. Peu sont rétribués. Il s’agit de couples, rarement du même sexe, ou de plaisirs solitaires. Le but est une satisfaction génitale partagée, avec d’éventuels détours anaux. Une érotique assez traditionnelle en somme, sans voyeur ni échangisme ni acte pervers. Mais c’est faire la synthèse à gros traits de textes qui tranchent par leur esprit, leur culture, leur humour parfois. La poésie est ce qui met les formes, jusque dans la crudité de certaines descriptions.

L’anthologie couvre l’histoire de la poésie française du xve siècle à nos jours ou presque. Le premier poème, fort courtois, d’une Clotilde de Surville aurait été écrit par son mari : subterfuge marquant une recherche du plaisir féminin, qui distingue l’érotisme de la pornographie. Des poètes de cour, tels Henri Baude et Jean Molinet, s’encanaillent dans la lignée des chansons de taverne du Moyen-âge. Au début du xvie siècle, Marguerite de Navarre paraît anticiper Thérèse d’Avila lorsqu’elle feint de s’adresser au Christ : « Fais moy brusler pour estre à toy semblable / Afin qu’amour de désirer s’apaise ». L’érotisme aime déjà se teinter d’un soupçon de blasphème et les moines restent un sujet de plaisanterie paillarde à la Renaissance.

La mode est aux blasons du corps féminin : des yeux, des mains, mais aussi des fesses (Eustorg de Beaulieu), du « beau tétin » (Marot), du « con » (Guillaume Boschetel). Le xvie siècle est l’âge d’or du sonnet. Le pétrarquisme n’empêche pas un éloge des organes par le badin Ronsard. « Lance au bout d’or qui sais et poindre et oindre / De qui jamais la roideur ne défaut », débute un sonnet auquel le suivant répond : « Je te salue, ô merveillette fente ». Olivier de Magny énumère les beautés de sa dame, ses yeux, son « teint de rose » et cet « esprit industrieux » auquel n’aurait pensé Pétrarque, avant de conclure : « Mais qui me fait l’aimer d’une amour telle / [C’est] que je dors quand je veux avec elle. » La force du sonnet est sa rapidité sans détour. Sa structure claire en fait le lit de toutes les variations possibles. Ainsi Jodelle par ses métaphores : « Apprête-toi, que mon ancre je jette / Entre les flancs de ta rive sujette ». Ou Papillon de Lasphrise dont les vers vont accelerando jusqu’à la conclusion et confusion : « Recevant le guerdon de mes loyaux services, / Remuant, étreignant, mignardant les délices, / Haletante d’aise, épris, vaincu, perdu, pâmé. »

Au xviie siècle, Malherbe lui-même se laisse tenter par la gaudriole : « Ô Dieu ! je vous appelle, aydez à ma vertu / Ou me rendez le temps que je n’ai pas foutu ! » L’esprit libertin, synonyme d’athéisme, conquiert une partie de l’aristocratie. Théophile de Viau, qui échappera au bûcher mais pas au cachot, compose des chansons et sonnets gaillards : « Aux prisons noires du trépas / Ma belle, ne t’en fâche pas, / J’arresserai [banderai] devant les morts. » La Fontaine n’écrit pas que pour d’innocents écoliers : « Aimons, foutons, ce sont plaisirs / Qu’il ne faut pas que l’on sépare. » Et l’abbé Saint Pavin se plaint de Lesbos : « Deux belles […] / Cherchent en vain dans leurs amours / Les plaisirs qu’elles nous refusent. »

Au xviiie siècle, « les poètes auront, nous l’espérons, mieux fait l’amour en vrai qu’en vers », écrit Béalu. La religion pimente le désir. Plusieurs rimailleurs grivois sont issus du clergé : de Chaulieu, Grécourt, Lattaignant. Jean-Baptiste Rousseau brode des épigrammes contre les prêtres paillards. Et Voltaire peint, en plats octosyllabes, une « Pucelle d’Orléans » tentée par un âne.

Le romantisme réserve des surprises. La première, de Marceline Desbordes-Valmore, est une chanson en semi-créole : « Veni sous bananiers nous va trouver z’ombrage ; / Petits oiseaux chanter pendant nous fait l’amour. » Une autre est un Hugo presque baudelairien : « Elle était nue avec un abandon sublime / Et, couchée en un lit, semblait sur une cime. » Gautier écrit à Madame Sabatier : « Devant toi l’éléphant, dressant en l’air sa trompe, / De son phallus géant décalotte la peau. » De Baudelaire ne sont cités que trois poèmes, mais chacun en connaît d’autres. Nerval, trop pudique, est absent. De l’auteur de La Vie de bohème, Henri Murger, est citée une ballade à deux voix qui plante déjà le décor lagunaire du faune de Mallarmé.

Et voici les premiers modernes. Ils bousculent la langue poétique, sa prosodie grammaticale et son lexique figé : le Charles Cros zutiste aussi bien que le sensuel Mallarmé. Du vieux Verlaine, négligé par la postérité, sont cités maints poèmes aux prostituées ou aux garçons : « Monte sur moi comme une femme / Que je baiserai en gamin. » Suivent le grinçant Corbière, le charmant Germain Nouveau (« Dans ce bordel provincial […] / Trois filles dorment. — Ah ! doux repos vaginal ! »), puis le Rimbaud des strupra bien sûr, et l’inquiet, hamlétique Jules Laforgue : « Chair de l’Autre Sexe ! Élément non-moi ! / Chair vive de vingt ans poussés loin de ma bouche !… »

Lucie Delarue-Mardrus ouvre le xxe siècle : « Je veux te prendre, toi que je tiens haletante / Contre mes seins. » Renée Vivien n’est pas moins virile : « Mais voici que l’amante aux cruels ongles longs / Soudain la ressaisit, et l’étreint, et l’embrasse ». Face à cette féminité active, Apollinaire se prend pour le surmâle de Jarry : « Tes mains introduiront mon beau membre asinin / Dans le sacré bordel ouvert entre tes cuisses ».

Les mœurs changent. Ayant moins de voiles affriolants à ôter, le poème peut-il encore s’érotiser ? Les surréalistes Breton, Éluard, Aragon, ou leur ennemi Bataille, expriment leurs fantasmes en prose, qu’elle se veuille poétique ou non. Béalu ne cite pas « L’union libre » de Breton qui ressemble trop, peut-être, à un blason du corps féminin. Le renouvellement des métaphores ne suffit pas à remplacer le va-et-vient des vers, mimétique de l’acte. Suivent pour finir des poètes plus récents : certains connus comme Genet, Lely, Bettencourt, Obaldia, Mansour, Béalu lui-même ; d’autres à découvrir comme Hubert Juin et Liliane Wouters.

Des dessins de Louise Bourgoin sont disséminés dans les pages de ce beau livre. Ils n’illustrent pas les textes. De fines lignes noires sans ombre dessinent les contours de corps qui gardent une légèreté dans leurs entremêlements parfois improbables, mais interrogateurs.

Par la grande variété d’auteurs, de propos et d’inscriptions historiques des poèmes qu’elle rassemble, l’anthologie de Marcel Béalu a le mérite de poser, ne fût-ce qu’implicitement, la question de l’érotisme en poésie. S’il n’est pas qu’un jeu, s’il est « sincère », comme le souhaite la préface, l’érotisme ne rend pas un poème attrayant ni facile. Il le met au contraire devant la difficulté d’affronter le réel d’une chair vivante habitée d’une âme à la fois désirante et inquiète. De cette contradiction humaine, le roman peut se tirer par de la psychologie, de la sociologie, une historicité. La peinture et la sculpture ont eu longtemps recours à la mythologie : antique, chrétienne ou exotique. Le cinéma ajoute au roman sa théâtralité orchestrée. Mais le poème, quels moyens à sa disposition ? Des rimes, des rythmes, des métaphores et une imagination débridée qui, additionnés, ne suffisent pas pour former un discours. Le poème est pauvre face aux richesses de l’érotisme. Il ne peut être qu’un défi, au-delà de la provocation.

Jacques Demarcq

Marcel Béalu, La Poésie érotique, dessins de Louise Bourgoin, Seghers, 2023 336 p., 32 €.