Bruno Fern & Tony Durand, « Élémentaires », lu par Laurent Fourcaut


Laurent Fourcaut ouvre ce très joyeux volume autour de la poésie, « Elémentaires », qui n’est pas que pour les enfants !


 

Bruno Fern & Tony Durand, Élémentaires, Val-de-Reuil, Les Carnets du Dessert de Lune, collection « Petite Lune », 2023, 80 p., 12€


Né en 1960, Bruno Fern est un poète singulier, auteur d’une œuvre où la rigueur de la conception et de l’écriture, subtilement nourries des auteurs aimés, se marie à la plus sérieuse des fantaisies, sur un mode volontiers pince-sans-rire. Avec Typhaine Garnier, il dirige depuis 2021 la revue TXT (éditions Lurlure), qui fut fondée en 1969 par Christian Prigent et Jean-Luc Steinmetz. Le no 36, « On a marché sur la langue », est paru en 2023. Ses dernières publications : Reverbs (Nous, 2014), Le petit test (Sitaudis, 2015), Pages rosses (avec C. Prigent et T. Garnier, Les Impressions Nouvelles, 2015), L’air de rin (Louise Bottu, 2016), Suites – roman fleuve (Louise Bottu, 2018), dans les roues (Louise Bottu, 2020), Craductions (avec C. Prigent et T. Garnier, Lurlure, 2022). Il a aussi été instituteur. Son tout dernier livre, livre pour la jeunesse (s’adressant à des lecteurs « de 7 à 11 ans »), Élémentaires, combine avec bonheur sa longue expérience de l’école du même nom, sa connaissance, sa pratique et sa passion de la poésie, et son désir de faire entrer de plein droit et avec exigence la seconde dans la première.

Le livre couvre une journée entière de classe, depuis la veille de la rentrée jusqu’à l’heure de la sortie avec, pour finir, quelques pages d’« Extras » comme la traditionnelle photo de classe ou la fête de fin d’année. Les diverses phases de la journée, entrée, récréations, déjeuner, sortie, sont illustrées d’images en papier découpé de Tony Durand, joyeuses et colorées, qui font de l’école un espace de fantaisie et de liberté et entrent ainsi en résonance avec les poèmes de Bruno Fern.
Car il s’agit bien de poésie. Elle se distribue, en gros, en deux ensembles, du reste nullement étanches l’un à l’autre. D’une part des types de poèmes et de mètres, souvent référés à des poètes en ayant usé, la visée didactique étant nette mais jamais déconnectée de l’univers enfantin, de son esprit et de son langage, et de l’autre des exercices scolaires comme la conjugaison, mais traités eux aussi sur le mode du poème.

Les premières pages, « R[entrée]-1 », dressent l’inventaire (une forme poétique) des objets dont s’équipe l’écolier. « LE JOUR R » est fait d’octosyllabes à la manière d’« Automne » de René Guy Cadou. Le texte titré « AUTOMNE » emprunte à la « Chanson d’automne » de Verlaine que l’élève est censé copier. Or la particularité orthographique du mot (« dans ce mot le M on doit l’écrire mais on le prononce pas ») donne lieu à une opération (qui vaut initiation) proprement poétique, la lettre en question étant traitée comme une chose, en une entreprise caractéristique de remotivation du langage : « c’est zarbi il a jauni ou quoi lui aussi avec le reste c’est la saison qui veut ça et il serait devenu transparent ou plutôt muet [etc.] ». Procédé d’inspiration analogue dans « LA TAILLE DES MOTS » qui, distinguant les « PETITS », les « MOYENS » et les « GROS » (les gros mots !), adopte pour chaque catégorie une taille de caractères en rapport. Poème sur le modèle des « Djinns » de Hugo – les vers allant croissant jusqu’au milieu, puis décroissant – qui reste étroitement lié à l’univers de l’école (avec jeu sur l’homonymie « jean »-« djinn » – c’était déjà le cas dans Zazie dans le métro de Queneau). Mot coupé à la rime comme chez Tristan Corbière : « par un bout oui mais le / quel ? ». « ART PLASTIC » (une des matières pratiquées en classe), clin d’œil à L’Art poétic d’Olivier Cadiot (1988), en vers de quatre syllabes, est « inspiré de celui intitulé Duo d’Alfred Jarry (1873-1907 » (en note de bas de page, comme toutes les références aux auteurs cités ou mentionnés). Invitation à l’art du « lipogramme » qu’on « utilise au moins depuis la fin du 18e siècle » – mais qu’a rendu notoire La Disparition de Georges Perec (1969). Comme dans ce roman, le texte « ABS. », entièrement dépourvu de la lettre e, raconte qu’« il a soudain disparu durant la nuit »… de la classe. « GÉOMÉTRIQUES » propose trois calligrammes (en forme d’angle droit, de compas et de règle plate), où « les mots […] sont disposés pour former un dessin – tu peux lire ceux de Guillaume Apollinaire (1880-1918) ou de Pierre Albert-Birot (1876-1967) ». Une « LAISSE » en décasyllabes, à la manière de La Chanson de Roland, venue du xie siècle, débarque à l’école du xxie, où l’enfant sait l’adapter à son monde propre : « Baskets à clignos, épée surscotchée / Capuche en renfort, doubles gants OK [etc.] ». Et l’on est parfois proche des Chantefables de Robert Desnos, avec par exemple cette « FOURMI » et ces insectes « GENDARMES » traités avec humour. Ici et là sont utilisés, et donc enseignés, des pentasyllabes, des heptasyllabes et des « dodécasyllabes, autrement dit des alexandrins, des vers utilisés depuis le Moyen Âge ». Ou « encor »… la licence poétique (« On a le droit en poésie. ») et le néologisme (« CONJUGAISONS / du verbe conjugaiser, 1er groupe ? »).

Les traditionnels exercices sont toujours détournés en jeux poétiques. Comme cette conjugaison hors norme, qui substitue malicieusement aux formes du verbe des noms d’animaux adaptés pour la circonstance : « J’anonne / TU furètes / IL OU ELLE moutonne / NOUS cochons / VOUS singez / ILS OU ELLES fourmillent ». L’enfant se dédommage des fameuses « LIGNES » données à copier en punition en les déformant à plaisir de plume, en les carnavalisant : « Quand la cloche sonne, je vais me ranger avec mes camarades. / QUAND LA MOCHE TONNE, JE VAIS ME VENGER EN FAISANT DES CASCADES. » Il y a là une jouissive promotion du bas (« Le sublime est en bas. » écrivait Hugo [« Les Malheureux », Les Contemplations]), avec lequel l’enfant est en étroite connivence, comme il apparaît bien dans « “CE QUE J’AIME À LA CANTINE, C’EST MANGER.” » : « et j’aime aussi / crachotter bien patauger / fair’ des nœuds et renverser / léchouiner cracratouiller / raplatir écrabigner ». L’« ÉTUDE DE SONS » est prétexte à de mini-fables suscitées par la récurrence d’un son, le signifiant (le phonème /ɛ̃/ en l’occurrence) prenant le pas sur le signifié : « BENJAMIN, un lynx teint en brun qui devient copain avec un daim à imper et parfum, c’est zinzin mais sympa, hein ? ». Le texte intitulé « “ON JOUE AU LOUP.” » est fait d’un long catalogue des valeurs et des emplois, notamment proverbiaux, du mot loup : « […] le vieux loup de mer, le loup blanc très connu, le loup touche-touche à tout, le loup qui vient à pas de lui pour ne pas faire de bruit, le loup-y-es-tu chapeau pointu [etc.] ». C’est mettre en œuvre la définition de la fonction poétique qu’a donnée Roman Jakobson dans ses Essais de linguistique générale : elle tire ses effets de la projection de l’axe paradigmatique sur l’axe syntagmatique.

Ce travail d’initiation à la poésie est toujours, sans démagogie aucune, à hauteur d’élève et de son univers propre, et convient à l’enfant, doué d’un rapport encore sensuel, matériel, à la langue. C’est aussi bien lui qui a la parole : « 1 gomme tatouée par moi-même », « MOI JE SAIS », « La surveillante elle a 10 ans / de plus que nous ». Et qui use de ses mots à lui d’aujourd’hui : « un big silence », « le livret d’évals », « un truc de ouf ». L’école d’Élémentaires est perméable aux us et aux réalités du monde contemporain : « Chanter & danser, OK, mais comme à la télé ou sur TikTok, exactement pareil sinon c’est nul ! ». Les ventes en ligne du « BON COIN » s’adaptent à la classe : « Vends stylo anti-fautes d’orthographe (état neuf ». On y croise même « le vilain petit Covid ». Aucun angélisme dans ces pages, l’enfant y est tel quel, nature, ainsi dans les « BESTIOLES » : papillon, cousin (moustique), chien, « avant nous ils seront tous morts parce que c’est comme ça ». Une discrète mélancolie, à l’évocation du fragile et de l’éphémère, sans doute cette fois celle de l’adulte qui fait retour sur l’enfance qui fut la sienne, se lit « DANS L’ORDRE UNIVERSEL », titre emprunté à un poème de l’admirable Jean Follain : « Archi-sèche elle tombe en poudre quand on la prend, la feuille de marronnier glissée par qui entre deux pages d’un manuel de géo où les cartes indiquent l’URSS. »

Dans les deux dernières pages, on sort de l’école en même temps que du livre, avec cette ronde d’enfants « à présent tous disper- / sés dans le monde des grands »., et plus encore avec cet enfant « qui s’est paumé pour un temps / dans les couloirs du collège / puis de la vie & ses pièges / avant de se retrouver / plus tard vaut mieux que jamais ».

Bruno Fern tend aux écoliers l’appréhension poétique d’eux-mêmes et du monde dont ils ne manqueront pas de s’emparer.

Laurent Fourcaut


Une FOURMI bête
qui roulait en skate
elle en perdit son chapeau
ah que c’était rigolo !
et puis ses antennes
ses pattes à la chaîne
et elle disparut
depuis on ne l’a jamais
revue !