Luc Dellisse publie “Mers Intérieures” aux éditions Le Cormier, sous-titre “Carnet d’exil 2021”. Poesibao en propose ici de substantiels extraits.
Étang noir
On ne possède pas sa vie. On la perd. On la retrouve. On l’explore. On ne la reconnaît pas.
On apprend ainsi à vivre éveillé sans toucher tout à fait du doigt le miroir des choses.
C’est l’exil léger, impatient, effaré, captif de l’inconnu. Incontournable, immuable.
Cette terre est la mienne, bien sûr. Mais nulle part. Mais je n’y étais pas. Les amours m’ont déchiré, mais c’était une souffrance hors d’atteinte, ou hors de moi. Il y avait une vitre entre le monde perdu et les jours à venir.
À travers cette modulation toujours active de l’émotion et des images, nous éprouvons la durée de l’instant. L’événement qui a eu lieu, qui n’est plus et dont on se souvient (la mort d’un être, la fin d’un amour) ne bascule pas dans l’étang noir des souvenirs. Il devient présence, accélération, adaptation au réel d’un présent presque infini.
Un présent sans supplices, sans comptes à rendre à l’avenir.
(p. 30)
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Au loin
Il n’est pas nécessaire d’être moderne. Ou plutôt la modernité est universelle. Certaines époques du passé sont des anticipations qui happent l’avenir.
J’ai eu une enfance stellaire. Je me projetais dans la conquête spatiale. Les instruments se réglaient, les appareils s’apprêtaient à partir. On allait gambader sur la lune, en attendant l’expansion infinie, la traversée des trous noirs.
Mon humble destin d’enfant et la grande aventure qui s’amorçait avaient partie liée. Du succès de la fusée dépendait mon salut personnel.
Je revois toutes les images d’une fusée s’arrachant au ralenti à son derrick de Floride, pour viser la cible transparente sertie dans le ciel. Je comprenais à présent que l’avenir avait une face cachée, comme la lune, qu’on s’apprêtait à visiter.
Je prenais goût à ce vivant espace. Il était tout entier inscrit dans la ligne temporelle que je suivais.
Vivre dans le présent comme dans un futur. Comme dans un des futurs. L’avenir est un style de vie. Non parce qu’on est moderne. Plutôt parce qu’on ne l’est pas. Vivre à temps plein en état d’avenir.
(p. 43)
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Aménagement
Cette maison est carrée et rugueuse. Elle est belle. Elle a cent ans, l’âge d’une certaine perfection.
Les portes s’ouvrent. L’âme circule. Les corps engourdis dans un lointain passé se remettent en mouvement, et respirent une essence de vie, ardente, dans le clair-obscur des contrevents.
Je vais vivre dans une maison qui ressemble à mon écriture. Opposant à la guerre, au désordre, au désastre de la langue et des mœurs, une sorte de signature gravée sur la surface du réel. Comme, sur la pierre de mon immeuble, le nom de l’architecte et la date de son œuvre à venir, forment un palimpseste. Dessous, l’histoire, ou le secret, attend.
(p. 44)
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Tempo
Traiter le temps comme un labyrinthe, une caverne dont on ressort les yeux éblouis par l’éclair intérieur. La splendeur se dissipe. Il n’y a aucun espoir de la ramener au grand jour.
Vivre ainsi, retranché, indifférent à l’Histoire, juste attentif à l’esprit de suite, pour écrire et pour aimer.
Peut-être que l’exil est un métier, une façon de gagner du temps sur le temps.
La certitude d’exister me devient étrangère. Je rêve ma vie mais sans conscience précise d’être quelqu’un. Il me semble que je suis devenu l’âme des autres, leur captation minérale. Il faudrait toute la transparence du néant pour se sentir en vie.
Il me manque la saveur âcre d’un jour de doute, ses surprises, ses raids dans l’inconnu, ses interdits transgressés.
Les fuites, les amours vaines, les saisons brutales, les métiers de rencontre, les livres arrachés au temps divisé, m’apparaissent ainsi comme une suite des mers intérieures, enchâssées l’une dans l’autre, accessibles de la surface par des accès intermittents.
Tous ces moments d’exil retournés sur le ventre, encore frétillants.
Quant aux moments d’amour, n’en parlons pas. Il y a prescription. Il y a toujours prescription. C’est à cela qu’on les reconnaît : l’interdiction de revenir, le désir d’être sans cœur.
Je n’ai pas de refuge à l’intérieur de moi. La poésie est mon seul lieu secret.
(p. 67)
Luc Dellisse, Mers intérieures, Carnet d’exil 2021, Le Cormier, 2022, 82 p., 15€
Sur le site de l’éditeur :
Ouvrage aux contours multiples, il est une forme totalisante qui englobe vers et prose, poésie, narration et méditation, pour évoquer à la fois la peur de vivre et la joie de créer.
Le sentiment de l’exil est un des plus forts qu’on puisse éprouver.
Il change le bonheur en mélancolie, les victoires en doutes et les chagrins en répétition. Il accompagne nos travaux, nos voyages, nos amours, nos relations et leur fait prendre une couleur fictive. Il transforme le présent en futur du passé.
Le sentiment aigu d’être toujours dans la distance, de ne se sentir en phase avec aucune durée, est compatible avec un instinct de bonheur, une sorte d’animalité de l’esprit.
En même temps, ce décalage est propice aux émotions nues. Tout naît de cette dépossession, source de plaisir et de perte à la fois. Elle renouvelle le sens du danger, les joies sèches de la route, les moments d’énergie, les longues périodes d’oubli de soi-même, et les transforme, contre toute attente, en souvenirs miraculeux.
Peut-être que l’exil est une des voies d’accès à l’imaginaire poétique. Ou peut-être est-ce simplement un autre nom pour dire la poésie.
La poésie invente, ou explore, un monde différent du nôtre : il lui ressemble, c’est la même planète, les mêmes arbres, les mêmes visages. Mais dans le monde jumeau, on éprouve qu’il est possible de vivre. C’est pourquoi l’amour y est si présent
L’exil et la fin de l’exil se trouvent donc en miroir, dans ce carnet qu’on emporte partout avec soi, ce regard en arrière qui recrée soudain l’unité des images perdues et des pensées promises au bûcher.
Luc Dellisse, né à Bruxelles le 28 février 1953, est un écrivain de langue française. Romancier, essayiste, poète, dramaturge et scénariste de fictions audio-visuelles et de bande dessinée. En lire plus.