Christian Travaux nous accompagne dans la découverte d’un Jardin sous la neige, celui de Jean-Michel Maulpoix (Mercure de France).
NDLR : Aujourd’hui, mardi 21 mars 2023, à 17 heures, Jean-Michel Maulpoix sera l’invité d’Isabelle Baladine Howald à Strasbourg, à la librairie Kléber (1 rue des Francs-bourgeois, 67000 Strasbourg).
Un jour, on sent qu’il faut partir, céder la place. On voudrait, mais on ne peut plus. On a partout froid, souvent mal. Et la moindre chose nous coûte, ou nous inquiète. On n’y arrive plus. C’est, alors, la saison d’hiver, la saison froide, comme l’appelle Jean-Michel Maulpoix, dans ce nouveau livre, le troisième par quoi se clôt la trilogie commencée par L’Hirondelle rouge, et suivie de Le Jour venu. Le Jardin sous la neige est, ainsi, une évocation de la neige de l’être, de l’hiver que, nous tous, nous devons connaître, et affronter, un jour prochain, et qui nous annonce, en venant, tout doucement, à pas lents de flocons de neige, qu’un jour il faudra renoncer, céder, céder, et se préparer à mourir, tout du moins à être allongé dans une boîte en bois sous la terre, ou dispersé au vent d’hiver, comme cendre ou comme fumée.
9 sections. Plutôt 8 sections séparées par une section intitulée « rue des pleurs », et qui sert de pause médiane, de centre au livre. Pas moins de 81 textes en prose parlée, dialoguée le plus souvent, comme si le « je » ne pouvait pas, ne pouvait plus, désormais, seulement parler, mais qu’il entendait dedans lui des paroles, des voix qui résonnent Des voix qui causent, qui dialoguent depuis l’enfance, déjà, peut-être, qu’on n’écoute pas durant le cours d’une existence, mais qui reviennent chuchoter, dire à l’oreille, et qu’on remarque, alors, seulement, parce qu’à l’heure d’hiver tout se tait, tout fait silence, et que la vie, prise dans la neige, se trouve dès lors, plus ralentie, plus attentive. Pas plus paisible, assurément, car reviennent toutes les douleurs, toutes les peines, remontent, du fond de l’enfance, toutes les choses qu’on n’a pas faites, qu’on a perdues, et toutes les images qu’on a dû, un jour, stocker, au fond de soi, et qui nous aveuglent, aujourd’hui – comme la neige.
Jean-Michel Maulpoix dit, ainsi, la vie qui passe, la vie qui fuit, la vie qui semble ralentir, aller moins vite, parce qu’on a plus de mal à être, et pour tout faire, et plus de larmes dans les yeux, de peine en nous. Il évoque la difficulté à poursuivre, à continuer, de la même manière que jadis, et les renoncements successifs auxquels on se trouve contraint, petit à petit, les abandons qu’il faut qu’on fasse, puisque la vie cède la place, et s’efface, dans la saison froide, quand vient l’hiver de notre vie. Insensiblement, nous quittons cette terre, nous nous résignons. Nous n’allons plus guère qu’à la table, au fauteuil, et enfin au lit, d’où il nous est plus difficile, chaque jour un petit plus, de sortir, de pouvoir s’extraire, de se lever.
Non seulement les renoncements, mais aussi le constat brûlant (brûlant, comme la neige, quand elle fait les joues rouges vif, en même temps qu’elle tombe et qu’elle fond) que jamais nous ne revivrons ce que nous avons pu connaître dans notre vie : un amour au soleil de juin, un rai de lumière sur des seins, le parfum fort d’une campagne que l’on a aimée, puis quittée, et que l’on ne reverra plus. Des visions de l’enfance aussi plus loin, et, plus lointaines à retrouver comme à revivre, plus incertaines. Toute une vie désormais passée, dont on ne garde que la neige, les flocons, dans le creux d’une paume, et qui fondent dès que l’on essaie de les conserver plus longtemps, au bout des doigts.
C’est ainsi, notre vie est faite de ces moments abandonnés sur la route, portés un temps, voulus un temps, puis déposés sur le chemin, devenus trop lourds à lever. Tant de choses ensevelies sous la neige de l’existence, dont on ne perçoit plus que l’écho, les bruits, les cris, comme étouffés ou comme perdus, comme étant ceux d’une autre vie. Chaque instant est donc condamné à disparaître, ou à rester seulement dans une bulle d’eau, un peu de vent, un parfum, un flocon de neige. Et tous les moments de nos vies sont, ainsi, voués à s’effacer, en nous laissant désemparés, nus, et perdus, avec des sanglots dans la voix, des larmes aux yeux.
Pourtant, à bien lire ce livre, nulle plainte, aucun lamento. Un lyrisme presque asséché, pour ne pas verser dans le pathos, pour conserver une distance critique face aux faits et aux choses de l’existence. Un « on », un « il », un « tu », pour s’auto-désigner. Ou la figure de Mallarmé, dans la section « Toiles d’araignées » pour dresser un autoportrait de lui-même en vieillard poète, ou en poète vieillissant, dont la décrépitude l’inquiète, ou le délabrement, comme le prix à payer, sans doute, de toute une vie d’écriture. Maulpoix pense même sa mort, son autopsie, sa crémation, réclamant de se reposer seulement, ou de demeurer dans sa nuit, au moment précis d’en finir, ombre sombre parmi les ombres.
A dire cela, la voix ne tremble, ni ne pleure, simplement constate qu’on est un vieillard désormais, un tas d’os – dit-il de lui-même – ou un paquet de ténèbres tout près de choir. Rien à faire. Nous n’esquiverons ce pas de danse, ce dernier pas, que nous ferons, en s’en allant. Nous ne pourrons pas échapper au soir qui plonge dans la nuit noire, ni au froid qu’il fait sous la neige. Au manteau froid, qui nous recouvrira bientôt, de son linceul. Et, là où l’on ne doit qu’aller seul, là où nous passerons, un à un, et, pourtant, tous tant que nous sommes, là où il n’y aura personne qui nous entende, qui nous comprenne, nul recours, nul espoir sans doute. La nuit est aussi noire que l’être, et l’être s’enfonce dans sa nuit, continûment.
Mais Maulpoix se souvient, pourtant, des voix chères qui l’ont bercé : la voix de sa mère, de son père, dont il reste si peu de chose de leur amour, de leur étreinte, sinon celui qui part aussi, constate-t-il (et il se demande s’ils dialoguent là où ils sont, s’ils s’interpellent, ce qu’ils racontent, qu’on les entende) ; sa voix même de nouveau-né, dont le braillement a ouvert l’aventure de la parole, écrit-il, pour lui ; et les voix, dont sa tête est pleine, désormais, de poètes lus et aimés : Baudelaire, Rimbaud, Mallarmé, Verlaine, lui-même, dont le titre des livres apparaît. Autant d’écrits, autant de phrases qui, toujours, reviennent – note-t-il – incidemment sous sa plume, et qui font du lyrisme sec et crispé de cette voix qui parle ici, qui parle encore, comme une forme d’espoir, peut-être, ou de recours à la noirceur du soir qui tombe. A la douleur.
Rien, jamais, ne nous sauvera. Nous nous effacerons, un à un, sous la neige de l’existence. Et il ne restera qu’un froid, un froid vif, le froid de l’absence, à la place de la chaleur de nos baisers, de nos étreintes. Rien, sinon, peut-être, nos voix, celles-là mêmes qui emplissent nos têtes, remplissent nos cœurs, et les font vibrer et chanter, comme un buisson couvert d’oiseaux. Alors, la mort pourra venir, c’est certain, estime Maulpoix. Il n’y aura pas lieu de la craindre, si un oiseau – comme il le dit encore – jette son chant, tricote son fil de lumière.
Et qu’on l’entende, comme un printemps.
Christian Travaux
Jean-Michel Maulpoix, Le jardin sous la neige, Mercure de France, 128 p, 16€
Extrait (p 54) :
– Ma plus grande tristesse, voyez-vous, est qu’il reste si peu de chose de ce que j’imagine avoir été leur bel amour. Enfant, je fus leur fierté, leur bonheur, la preuve incontestable de l’heureuse union de leurs deux corps… Mais ma pauvre carcasse n’a pas tenu promesse : elle se délabre de jour en jour et bientôt il ne subsistera du fruit de leurs baisers qu’une bouillie de terre et une poudre d’os, car c’est bien cela n’est-ce pas que j’emporte, ce désir qu’ils eurent l’un de l’autre qui a brillé un matin d’été pour la première fois dans leurs yeux. Heureusement, ils n’en sauront rien, peut-être n’y auront-ils jamais pensé, ma mère et mon père : ils ne sont plus, depuis longtemps déjà.