Christian Désagulier explore pour Poesibao ce livre de dialogue entre l’écrivain Jean Daive et le psychiatre et psychanalyste Marcel Czermak.
Tout commence un jour de 1990. Jean Daive, producteur de poèmes à la radio, poèmes en ce que les émissions d’actualités comme d’inactualités artistiques et littéraires qu’il produit sont : chacun s’en souvient. L’homme de radio, c’est-à-dire l’homme de paroles se rend au Centre Georges Pompidou pour exercer une fois encore, son regard insatiable devant des photographies de femmes en drapés aux formes variables et reproductibles d’amples signifiés de plis. Ce sont des photographies de Gaëtan de Clérambault.
La notice de l’exposition, comme par hasard la dernière dans la corbeille est signée d’un certain Marcel Czermak, médecin psychiatre et psychanalyste affecté à l’hôpital Henri Rousselle rattaché au Centre hospitalier Sainte-Anne à Paris. « C’est l’homme. » écrit Jean Daive.
Je poursuis ma lecture :
« Le 1er mars 1902, à vingt-neuf ans, Clérambault rejoint l’Infirmerie spéciale des Aliénés de la Préfecture de Police de Paris (IPPP), située dans l’île de la Cité, sous le Palais de Justice puis à Sainte-Anne. Par cette infirmerie transitent toutes les personnes interpellées par la police qui présentent les symptômes d’un comportement pathologique. La personne est examinée par un médecin puis orientée − sur la base d’un certificat médical argumenté. Elle peut soit être internée dans un établissement spécialisé, soit être remise à la police, soit retourner au domicile. » Marcel Czermak ajoute que l’Infirmerie se trouve ainsi « à la frontière entre la rue, la prison et l’hôpital ».
Clérambault, médecin aux tranchées de 14 près Soissons, blessé à l’épaule, affecté au Maroc, apprend l’arabe, découvre ces fantômes de femmes cachées dessous le lé d’une pièce de tissu clair uni mis en plis contrôlés, constitue une collection de centaines de photographies d’elles en draperies diversement agrafées d’une fibule unique. Ce travail de compilation et de classification, ethnologique et esthétique, le conduira à s’intéresser aux chlamydes, toges et tuniques, fera l’objet de publications et de conférences à l’École des Beaux-Arts de Paris.
Gaëtan Gatian de Clérambault occupera la fonction de médecin chef de l’Infirmerie jusqu’en 1934. Il compte parmi ses ancêtres Alfred de Vigny et René Descartes. Marcel Czermak s’exprime depuis l’hôpital Sainte-Anne où le médecin occupe un bureau, le meuble serré contre un mur, sous le regard de quelques masques africains quand il n’exerce pas aux urgences psychiatriques, ne consulte pas entre les présentations de malades aux étudiants, dans la lignée de Clérambault. Des photographies de Marcel Czermak font l’objet d’un petit dossier central.
Insensé aux yeux et à l’écoute de la société, celui ou celle qui ne peut pas répondre de ses actes, pour lesquels il y a disjonction entre l’acte et la réponse. Patients, passants auxquels le Certificat médico-légal tient lieu de sauf-conduit vers d’autres traitements, vers d’autres institutions qui prendront en charge leurs souffrances selon d’autres protocoles sémantiques et chimiques.
Les Certificats de Clérambault dont les psychiatres s’accordent toujours à reconnaître le caractère autant scientifique (le lexique) que littéraire (la syntaxe), ce dont Jacques Lacan fera son miel malicieux, reconnaissant en Clérambault un prédécesseur et Marcel Czermak un maître praticien avant Lacan :
« De plus, un esprit quelque peu soucieux de littérature se doit d’admettre, qu’à l’heure où sévit une sémiologie épurée jusqu’à l’absurde (la formulation des idées délirantes en est certainement l’exemple le plus grotesque), lire des présentations de malades tout en subtilité, mesure et élégance fait progresser et aimer la pratique de l’art médical. »
Gaëtan de Clérambault rédigera des milliers de Certificats médico-légaux fondés sur le regard et l’écoute. Sa thèse de doctorat ne portait-elle pas sur l’origine des hématomes au pavillon de l’oreille observés chez les aliénés ?
« Les certificats sont sans appel. Ils annoncent l’écriture et la pensée de Samuel Beckett » écrit Jean Daive dans une préface qui jette un éclairage sous la forme d’éclairs successifs qui ménagent l’obscurité, sur ce qu’il convient d’écouter à deux oreilles qui bégaie dans sa propre œuvre poétique polymorphe, à laquelle cet ouvrage composé en duo s’ajoute.
Les années passent. Jean Daive poète qui a lu le Damourette et Pichon, Freud et Lacan, est passionné de psychanalyse en ce que le verbe de l’analyste comme celui du poète ne doit pas s’accorder avec le sujet pour qu’il fasse effet. Le psychanalyste comme le poète doivent garder leur distance avec la langue, garder lalangue en ligne de mire et d’ouïr, lalangue étant « un mot qui n’a rien affaire avec le dictionnaire comme la poésie et la rhétorique mais avec la grammaire et la répétition » dont on rappelle que ce néologisme nait lors d’un séminaire de Lacan à l’Hôpital Sainte-Anne intitulé Je parle aux murs.
Les circonstances relatées dans le livre font que Jean Daive et Marcel Czermak vont se reconnaître et les multiples rencontres qui interviendront dans la cour et le jardin de l‘Hôpital ou dans le bureau de Marcel Czermak ainsi que devant des malades présentés dans l’amphithéâtre, feront l’objet d’émissions radiophoniques de 1991 à 1996, ici transcrites, stimulantes, poignantes à l’écoute de ces femmes et de ces hommes qui se sont dédoublés ou perdus, ce dont témoignent les paroles trouées, grommelées, égosillées, les corps recouverts d’un drapé verbal aux plis chiffrés, douloureux, vers lesquels Marcel Czemak tend les yeux et l’oreille. Le thérapeute ne pose pas de questions mais des réponses interrogatives et laconiques : « La clinique psychiatrique est avant tout une clinique du regard, regard qu’il s’agit d’aiguiser. »
Ainsi l’ouvrage est-il divisé en trois épisodes, le premier justement consacré à Clérambault, le deuxième subdivisé en quatre séquences explicitement intitulées La disparition, L’égarement, Les transsexuels, La question du double, chacune introduites par la transcription d’un échange intervenu entre le praticien et le patient, puis dans un troisième épisode sont abordées La Mélancolie, l’Angoisse et la Phobie, L’effroi des hommes Ou le réel traumatique dont la connaissance nous est moins étrangère, dont notre psyché sent parfois passer le vent :
« Puisque le simple fait de parler indique que la parole n’atteint jamais sa visée. D’autant que nous naissons dans un état de dépendance radicale, contrairement à beaucoup d’animaux dont nous garderons des traces toutes la vie. La parole a pour effet de nous dénaturer foncièrement. Nous sommes des animaux dénaturés, totalement dépendants de la parole. Il n’y a pas de parole pleine, sauf chez les fous. »
On parle de tableaux des maladies comme de tableaux de peinture dès lors que l’on peut en faire la description. Tous les tableaux sont des tableaux cliniques en formes de Certificats artistico-social. Tous les tableaux crient dans le vide à la façon de Munch, dans le vide insonore sidérant. La bouche dans le vide et les yeux dans le noir quelque grands ouverts soient-ils, effarés soit-on devant dedans. Tous les poèmes sont des tableaux. Tous les livres sont des livres de poèmes au sens élargi, agrandi et libéré du terme tableau, dès lors que les mots participant à la description font des bruits d’articulation, nous accordent ainsi une libération provisoire, prolongée le temps de l’observation, de la lecture, le temps de toute la lire.
Que vient faire ce livre de sciences psychiatriques parmi ceux de poèmes ? C’est qu’il s’agit du livre d’un poète journaliste et d’un psychiatre poète, passionnés l’un et l’autre par les mystères de la création dont les productions seraient des symptômes, par le poème que prend l’amour des mots en tant que manque à.
Christian Désagulier
Jean Daive et Marcel Czermak, De plus loin que la mélancolie, Essais, éditions Klincksieck, 128 pages, 19 €, 2023
Sur le site de l’éditeur on peut lire et écouter des extraits du livre.