Cédric Kerguélennec explore ce livre un peu ancien de Luba Jurgenson, qui résonne avec les publications récentes de cette dernière.

Luba Jurgenson, Au lieu du péril, éditions Verdier, 2014, 122 pages, 13,50€.
Anatomie du bilingue
La Pentecôte n’y change rien, l’homme ne peut connaître qu’une seule langue à la fois, le simultané linguistique lui est interdit, situation que Luba Jurgenson, « écrivain, traductrice, universitaire », apprécie en citant Hölderlin : « Au lieu du péril croît ce qui sauve ». Le verbe se fait chair, la chair monoglotte, celle de Luba Jurgenson qui évolue entre langue maternelle (le russe d’avant la perestroïka), langue natale (« Le français n’est pas ma langue maternelle et pourtant, c’est ma langue natale, celle de la seconde naissance (naissance de moi en elle – d’elle en moi) » p.45), et langues étrangères (le yiddish, l’allemand, le polonais qui sont cités). Il en résulte trois formes dans ce « récit d’une vie entre deux langues » : une éthique, un corps, et une langue. Soit un remue-ménage à trois.
« Nous manœuvrons entre l’étrange et le familier » (p.54), c’est incessant, et très vite dans ce récit qui se défie des temps-morts apparaît l’amour du mouvement, l’éloge de l’entre-deux, le goût des différences jamais résolues, le refus d’une unité identitaire puisque « l’être est multilingue » (p.80 et 115) et que l’impur est roi : « Le bilingue est celui qui s’est approprié deux mondes, qui a deux langues également siennes. Telle chose évidente ici ne l’est plus là-bas -il suffit de passer le seuil » (p.54). Le scepticisme est incontournable, « Le bilinguisme n’est jamais dans l’entièreté reconnaissable » (p.54).
Le corps est de la même veine et le récit veut « Donner la parole au bilinguisme : lui faire raconter ce que vivre entre deux langues fait au corps » (p.13). Le récit montre que c’est une anatomie de sons (« L’univers du bilingue est tapissé d’une double couche de sons. Le e n’existe pas en russe, le kh n’existe pas en français, mais les deux sont présents dans ma palette sonore » p.98), de voyelles (p.48), de consonnes (p.50) et d’accents toniques (p.31) en cohabitation. C’est aussi une anatomie de fantômes, « J’ai fait taire les ancêtres en moi. J’ai fait taire ma mère et ma grand-mère en moi. » (p.82). Car, le récit annonce vite qu’il y a eu transplantation : « Un corps tout entier vous a été greffé invisiblement. Tellement réussie, la greffe, qu’on ne sait plus quel est le corps d’origine » (p.13).
Ça a des avantages : « Lorsque je suis à Moscou – jamais plus de dix jours d’affilée – je peux fumer, boire, passer des nuits blanches. Non que ce soit sans dommage pour le corps, mais c’est au corps de là-bas que ça nuit, pas au corps d’ici » (p.13). Mais ce dédoublement peut aussi n’en faire qu’à sa tête, au moins à deux reprises. À Moscou : « Lorsque j’ai voulu raconter ma première rencontre avec mon père, toutes les langues se sont dérobées. Toutes sont devenues étrangères : puissance de l’étrangeté » (p.83). À Paris quand il faut rédiger des articles universitaires en russe, « Ma langue maternelle était impuissante à tirer une quelconque idée de mon corps » (p.96). De l’intraduisible est rencontré, il impose son silence. Pas longtemps.
« On m’a dit que j’avais une écriture ‘myope’ : en effet, il me faut sans cesse plisser des yeux, sans cesse déplisser le réel » (p.54) : une langue en naît au fur et à mesure. Pas celle du français, qui n’est jamais acquis (p.45), celle de l’écrivain. « Je ne peux pas dire ‘ma langue’ car ma langue est là où je suis. On dit ‘posséder une langue’ – en russe comme en français. Nul ne sait mieux que le bilingue qu’il n’en possède aucune. » (p.55). Il faut donc la forger et jamais une bonne fois pour toutes. C’est Sisyphe avec un stylo, « Les livres déjà publiés se rangent dans la bibliothèque comme s’il s’agissait d’ouvrages en langue étrangères » (p.64). C’est une progression, « Chaque livre s’est fait dans une langue nouvelle »(p.63), car c’est une transgression sans cesse recommencée, « Il m’a fallu vaincre en moi la ‘classique’. Réformer la langue dans laquelle j’écris. » (p.63).
En résulte une langue alerte, qui se défie du pathos, qui appuie la vitesse, travaille l’art de la chute de courts chapitres, cultive la lucidité (« le bilingue a l’arbitraire des signes dans les entrailles » (p.118), l’ironie, ne ferme pas les yeux devant l’angoisse, et plus souvent tôt que tard se coltine l’impossible : « Être humain, c’est : traduire. Les mondes nouveaux sont des passages à une nouvelle langue. Et, de temps en temps, une pierre d’achoppement : de l’intraduisible » (p.43) qui résiste aux conventions du français et du russe. Un écriture s’invente pour le dire.
Cédric Kerguélennec
Luba Jurgenson, Au lieu du péril, éditions Verdier, 2014, 122 pages, 13,50€.
Voir cet article d’Isabelle Baladine Howald sur deux livres récemment parus de Luba Jurgenson