Isabelle Baladine Howald partage ici avec les lecteurs de Poesibao sa traversée de deux livres récemment parus de Luba Jurgenson
Luba Jurgenson, “Sortir de chez soi”, La Contre Allée, 2023, 95 p, 15 €
Luba Jurgenson, “Quand nous nous sommes réveillés, nuit du 24 février 2022 : invasion de l’Ukraine”, Verdier, 2023, 84 p, 8 €
Veiller la langue, veiller l’Histoire
« Il est impossible de traduire autrement que vers sa langue maternelle. C’est vrai. Mais rien ne m’empêchait de m’engendrer à nouveau. Je suis russophone par ma mère, mais par mon père – alors inconnu – j’étais Protée, une infinité de possibles. A l’époque où je commençais à traduire, mon père pouvait être n’importe qui (« on »). Rien ne m’empêchait de m’expatrier de ma langue, de m’expatrier dans une autre ». L. J
Quand je lis un livre et que je commence à l’aimer – j’aime tellement commencer -, je ne peux pas ne pas le partager, c’est ma vie, c’est ainsi.
Ce matin, j’embrasse les langues de ce livre que je lis, Sortir de chez soi de Luba Jurgenson aux éditions La Contre Allée. Et l’après-midi, toujours de Luba Jurgenson, Quand nous nous sommes réveillés, nuit du 24 février 2022 : invasion de l’Ukraine chez Verdier. En même temps que je lis, le texte que je pense écrire à partir du sien commence immédiatement à s’écrire.
Je vois la couverture de Sortir de chez soi comme des feuillages turquoise sur fond jaune vif. La couleur du papier a été choisie comme il est spécifié dans l’achevé d’imprimer pour rendre « avec beaucoup de caractère les teintes que ce texte nous a inspirées »…
Celle de Quand nous nous sommes réveillés est jaune orangé, le jaune Verdier, reconnaissable entre tous.
Je me rends compte à l’instant que c’est le même jaune.
Tout commence bien, tout a une cohérence, les dieux sont avec nous, comme penserait Sollers (non pas paix, mais joie à son âme de grand lecteur).
Luba Jurgenson est russe par sa mère « mais par mon père – alors inconnu – j’étais Protée, une infinité de possibles. A l’époque où je commençais à traduire, mon père pouvait être n’importe qui (« on »). Rien ne m’empêchait de m’expatrier de ma langue, de m’expatrier dans une autre ». Elle est traductrice, universitaire, écrivain, vice-présidente de Mémorial France. Celle qui a traduit Chalamov, Tsvetaeva, Guirchovitch, Lebedev, Grossman et tant d’autres n’a cessé de réfléchir à ce qu’elle fait, comme précédemment dans Au lieu du péril (Verdier, 2014), à ce qui la traverse. Pas seulement les mots mais aussi le rythme, pas seulement le sens mais aussi le mouvement.
Un livre est un loup, comme celui des contes, attirant autant qu’effrayant. Une fois cela compris, Luba Jurgenson s’est mise au travail. « Lire à mort » écrit cette native d’un pays où lire peut vous condamner aux camps ou à la mort, mais qui se révèle également être une pulsion fondamentale de vie. Et lire, pour elle, c’est traduire : « que le monde puisse se déverser d’une langue dans une autre me parait un miracle aussi stupéfiant que de ne pas avoir été mangée » (par le loup) et de fait, dans sa langue française, surgissent des mots russes de sa biographie, notamment mais de façon centrale, le « on », « même pas personne », qui, ce père inconnu, qui toi, qui « moi », ou le « man » allemand, comme un tâtonnement dans la langue, une indécision.
« La première fois que j’ai entendu : « on y va ? », je n’ai pas compris. On c’est qui ? Ah c’est nous » et elle ajoute « Donc moi aussi ? » et elle ajoute encore : « Serai-je indéfinie ? ». Oui aussi. Et ainsi la traductrice fait alors des trilles avec le « tu », comme si elle dansait avec ses deux langues (au moins), découverte de « l’altérité en tant que telle. »
Il faut éclaircir ou plutôt il faut ouïr, le « balbutiement de la langue, le brouhaha avant le texte ». Personne est le traducteur et sa tâche est complexe : « tout ce que je dis de la traduction pourrait être inversé », c’est chaque texte qui dicte la loi, sa seule loi à lui. Une autre pour un autre texte etc, avec les « miracles » de la polysémie d’une langue à l’autre ou le recto que sont souvent les mots, avec « le pas tout à fait traduisible » et « l’accident, le possible, ce qui aurait pu ne pas advenir… le presque voltige de chose en nous ». Sans parler de ce qui ne veut pas, résiste, disparaît même quand on est très imprudent avec la technique (je sais de quoi je parle et visiblement elle aussi). Luba Jurgenson laisse parler ses « âmes entre elles », elle est plurielle.
Comment traduire les sons, comment traduire la voix, comment laisser arriver ce que tous les traducteurs connaissent : la trouvaille, rare, infiniment précieuse et qui n’est due qu’au génie de la langue. Ouïr, toujours, garder une innocence que seule une longue pratique laisse venir, ou c’est peut-être une stratégie. Il y a de la ruse dans la pratique de la traduction, « j’imagine toujours une autre langue en dessous ». Il faut avoir cet « autre » à l’usure. Il faut traduire avec les autres traducteurs et non pas contre. Elle explique le chant des voyelles en elle et ce n’est jamais ennuyeux, jamais technique (alors que ça doit l’être !) pour que nous ne soyons pas perdus, chante avec le O, la voyelle la plus importante en russe. Mais en français c’est le E, c’est donc ça qu’il faut faire faire entendre dans le texte d’arrivée…
Luba Jurgenson traduit beaucoup en marchant, en écoutant les sons de la ville, en regardant jardins et grilles, en acceptant de « perdre » un mot pour que le vers prenne son sens en français : « perdre n’est que l’autre face de créer », je pense que tous les traducteurs seraient d’accord mais comme ce doit être difficile de s’y résoudre… De même « je dois tordre le poème , je ne peux pas le réussir tout droit ». Elle se laisse elle-même distendre, métamorphoser, elle devient parfois presque une chose comme Rilke (souvent cité) entendait les choses : « quand je suis sur un pont, j’ai peur qu’il m’entende ». Réciprocité de la vibration, correspondances, échos, éponge : « il y a des choses de la vie que je n’aurais jamais vécues si je ne les avais pas écrites ». Je pense soudain à Sebald chez lequel distinguer le vrai de l’imaginaire est si difficile, et si merveilleux. Un monde flottant et réciproque mais jamais parallèle.
Il y a de la louve dans Luba, et pas que dans le son de son prénom. Du loup des contes, errant dans le bois pour attraper sa trouvaille, elle dit « c’est moi ».
Et puis au matin du 24 février, c’est la guerre en Ukraine. Luba Jurgenson, moscovite, ne peut plus aller à Moscou, le danger est trop grand. C’est l’autre petit livre jaune, « Quand nous nous sommes réveillés » chez Verdier. C’est arrivé dans la nuit, à quatre heures et demie. « Les frontières sont des animaux nocturnes, elles bougent pendant que nous dormons. Il faudrait toujours veiller ». Nous savions que cela arriverait mais quand une guerre arrive, c’est sa bombe qui nous explose à la figure. « On sait qu’on savait, les signes ne manquaient pas. » mais c’est un seul type qui a décidé.
Hier un avion très bas en forme de triangle sombre est passé à toute allure dans un vacarme assourdissant dans un ciel bleu et jaune tranquille, et j’ai pensé à la guerre en Ukraine. Ce bruit terrible, ce sont des dizaines, des centaines de fois en Ukraine, tous les jours. S’effraient-ils encore comme je me suis effrayée hier…
En Russie, en Ukraine, dans tous ces pays, les villes ont des noms qui ont mué, au moins trois voire quatre fois : « Lvov, Lwow, Lviv, Lemberg ». Et Luba Jurgenson qui traduit comme elle respire se penche sur ces changements déconcertants à l‘oreille. Elle se souvient quelle a fui l’URSS et que dans ses rêves, elle a peur qu’elle soit rattrapée, « je m’agrippe au voile protecteur de l’exil » et « avant » s’éloigne de plus en plus, avant l’arrivée en France. Nous avons le cœur fendu pour l’Ukraine, nous avons le cœur fendu par le courage des Ukrainiens sans pouvoir nous mettre à leur place, sans même pouvoir nous mettre à la place d’un ou d’une exilée, qui continue mécaniquement sa vie quotidienne, mais ne parvient plus à écrire. Se rouvre « la plaie sur la langue » du début du livre. Elle se remémore les promenades dans Moscou, son enfance où déjà on ne pouvait dire tout ce qu’on pensait. Elle analyse la situation politique, la manière dont la langue, les noms, le paysage sont minés, la certitude que « c’est la guerre. Pas chez nous, pas chez nous ! Mais chez nous quand même. Parce que l’Ukraine, c’est chez nous, c’est le bras gauche de l’Europe », et nous savons tous intensément que cette guerre veut détruire ce nous européen que nous avons réussi tant bien que mal à élaborer. « C’était une pensée en temps de paix », qu’on ne peut plus élaborer, ce « pas chez nous ». Maintenant ce n’est plus : « ils sont en guerre », mais « nous sommes en guerre ». Pourchasser les juifs est revenu, violer (« le viol comme culture » dit-elle) et tuer sont justifiés de plein droit. Luba Jurgenson penser à ses ascendants juifs cultivés, elle sait en un matin de déclaration de guerre d’où elle vient. Bien sûr elle le savait, mais là, elle l’éprouve jusque dans son corps. Resurgit le « nous » déjà abordé dans Sortir de chez soi, le nous de la catastrophe, quand nous nous serrons ensemble au fond d’une cave, faisant taire le temps d’une alerte les dissensions familiales. Entre les souvenirs et l’analyse, le petit livre poignant, désabusé, inquiet, donne un témoignage unique, par une traductrice très engagée. La lecture des deux livres est parfaitement complémentaire, et infiniment nécessaire pour rester ouverts, curieux mais aussi lucides et concernés par notre monde et ses langues multiples qui circulent à toute allure en nous. Il faut garder le loup en nous.
Isabelle Baladine Howald
Luba Jurgenson, Sortir de chez soi, La Contre Allée, 2023, 95 p, 15 €
Luba Jurgenson, Et Quand nous nous sommes réveillés, nuit du 24 février 2022 : invasion de l’Ukraine, Verdier, 2023, 84 p, 8 €
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