Michaël Bishop explore pour Poesibao trois livres récents du peintre et écrivain Gérard Titus Carmel, notamment autour de la peinture.
Gérard Titus-Carmel, Peindre l’hiver. Notes sur La Pie de Claude Monet, L’Atelier contemporain, 2023, 31 pages, 7€
Gérard Titus-Carmel, Édouard Manet. Le regard perdu, L’Atelier contemporain, 2023, 61 pages, 9€
Gérard Titus-Carmel, Forestières et autres arpents, Éditions Loubatières, 2022, 144 pages, 29€
‘Peindre l’hiver’, écrit Gérard Titus-Carmel méditant La Pie de Monet; autrement dit peindre le temps, son espace, le rapport à la chatoyante présence de ce qui est ; en saisir la lumière, le silence, l’éphémère d’un être-là parmi, avec, ‘comme l’intuition, affirme-t-il, d’un éternel présent toujours en suspens’ (25). Peindre, une quête de l’impossible, dirait-on ; l’impossible de capter l’inséparation d’une brièveté et d’une permanence, là pourtant dans le comme d’un pressentiment, là au cœur d’une expérience de ‘la fragile beauté d’être là’, de son ‘calme et [son] consentement’ (25). Et, au-delà de ce qui est senti, pensé, rêvé, le geste qui le prononce sans rien dire, l’acte de peindre et la ‘seule et hautaine présence’ (Épars, 19) de la peinture elle-même, ce ‘reste’ qui s’avère ‘tout’ (25), ce vestige résiduel qui est un blason refondateur sans lequel tout le reste est littérature.
Si cette insistance qui arrive à la fin de son essai sur Monet est certes critique pour saisir ce que l’on pourrait appeler l’esthético-ontologie de Titus-Carmel, les deux essais de 2023 restent largement centrés sur la dimension psychologique qui sous-tendrait La Pie de Monet comme Un bar aux Folies Bergères, Portrait de Stéphane Mallarmé, Olympia, Le Repos, La Prune et d’autres peintures de Manet. Sans, pourtant, qu’il y ait, qu’il puisse y avoir rupture entre le psychologique et l’onto-esthétique, toute beauté étant subjective et toute ontologie une psychologie. Au sein de la perception générée ici par ce livre sur Manet demeure, d’un tableau à l’autre, le sens du regard que braquent, rêveurs, détachés, distraits, les personnages dont Manet fait le portrait. Dominent partout évitement, solitude, intériorité, irrévélation de celle-ci. La peinture affirme doublement ce sentiment de l’innommable qui fourmille au cœur de l’existentiel comme du geste même de l’artiste face à l’autre. ‘Regard perdu’, dit Titus-Carmel, se perdant dans le non-matériel, le senti, le psychique, le secret, l’indicible. L’art de Manet confirme cette distance qui nous sépare d’un savoir absolu par rapport à l’autre, l’Autre, à nous-mêmes aussi, notre flottement ontique, toutes nos incertitudes par rapport à ce que nous sommes, son pourquoi, son intentionnalité. Tout ceci, pourtant, et malgré la conscience d’un tragique qui guette les plus vulnérables – Le Suicidé en témoigne –, sans aucune violence flagrante vécue, ni de la part de l’artiste, ni de la part des personnages qui ne regardent le monde qu’obliquement, dubitativement, de façon ironique ou méditative, visant, mais très vaguement, car toujours pris dans le corporel, le matériel, un sens moins concrétisable que potentiel, ouvert, à inventer, à créer. ‘En repoussant, écrit Titus-Carmel, le sujet [de son mal] on gagne le plein espace de la liberté’ (54). La liberté d’aller vers un sens qui reste à définir mais qui excède celui de sa quotidienneté-matérialité. Et Titus-Carmel d’ajouter : ‘car il n’y a de salut, ai-je dit un jour parlant de la beauté, que vers ce point lancé au plus loin de soi où on se libère de la pesanteur en se rejoignant dans l’évidence’ (54). L’art de Manet réussirait ainsi à faire ce que Michel Deguy voyait lui aussi comme requis : ‘deux choses à la fois’ : reconnaître le mal, le silence derrière le regard perdu, la perte derrière le silence, mais ‘reconnaître derrière son silence quelque raison d’être là’. Un art enfin d’une ‘réconciliation’ s’accomplissant ‘dans la pure nécessité qu’il a d’exister – dans l’autorité et dans la grâce d’exister’ (55).
C’est, visiblement, silencieusement, cette même grâce qui ne cesse, et avec toute l’autorité qu’on lui connaît, de se réaliser partout dans l’œuvre picturale de Gérard Titus-Carmel et à laquelle le splendide catalogue de l’exposition du Musée Paul Valéry de Sète en 2022 rend un hommage exceptionnel. Forestières et autres arpents raconte en images, de grande qualité, d’ailleurs, quelque chose de ce long parcours sur le mode du végétal qui remonte aux Forêts (1995), aux Feuillées (2000), aux Jungles (2004), aux Brisées (2004) pour arriver aux Viornes & Lichens (2014), aux Ramures (2015), aux Retombes (2017) et enfin au Plan de coupe et sa Neige (2021-2022). Deux essais accompagnent les œuvres, celui de James Sacré, Ressac des mots versant sur des images, et In situ de Jean-Marie Gleize. Si le premier met l’accent sur une psychologie qu’impliqueraient en silence, sans rien nommer, les foisonnantes formes de ces séries du végétal – certes, le paradisiaque protecteur du supposé jardin, celui d’une enfance rêvée, gracieuse, idéale; mais aussi, au cœur même de cet enchantement, traces d’une perte, distance de l’abstrayant, enchevêtrement, complexité, inquiétude, désordre, dépeçage, torsion, un réel rendu illisible, infiguré, fantomatique malgré les beautés de sa stricte, nécessaire et hautaine peinture –, l’essai de Gleize se centre exclusivement sur le magnifique Plan de coupe et l’action dé-peignante qui a été nommée Neige. Oliviers, ifs, marronniers alias peintures, et inversement, voici une vaste suite où l’extrême beauté des formes peintes arrive souvent à épouser inextricablement quelque chose comme le sous-texte imaginable d’une torsion, d’un écorchement, d’une crucifixion, celui, par exemple, de l’exposition en 2009 de la remarquable Suite Grünewald dont l’origine, d’ailleurs, remonte très loin dans l’imaginaire et la production de Titus-Carmel. Gleize évoque aussi l’exposition de 2019 à Voix où l’artiste a réalisé pendant l’installation une série de cinq oliviers pour, quelques mois plus tard, les dé-peindre, les effacer, les plonger dans la blancheur du rêve qui les sous-tendait, tout en – tactique fréquente chez Titus-Carmel – leur offrant une incarnation ineffaçable dans le palimpseste de leur disparition. Un désir, affirme l’artiste (87), d’‘être pleinement présent pour tenir à bout de bras, jusqu’à la fin, ce récit d’un corps promis à l’aventure de la chair’. À, aussi, ajouterais-je, la stricte immatérialité ou spiritualité de son geste, geste d’une puissante et pourtant sereine dramaturgie d’étance, de son absence et de sa présence.
Michaël Bishop
Gérard Titus-Carmel, Peindre l’hiver. Notes sur La Pie de Claude Monet, L’Atelier contemporain, 2023, 31 pages, 7€
Gérard Titus-Carmel, Édouard Manet. Le regard perdu, L’Atelier contemporain, 2023, 61 pages, 9€
Gérard Titus-Carmel, Forestières et autres arpents, Éditions Loubatières, 2022, 144 pages, 29€