Recension de « ce que j’ai connu » d’Eleni Sikelianos dont Poesibao avait publié de très substantiels extraits à la fin décembre.
eau-fleur-arbre
hana-mizu-ki
(cornouiller)
La traduction poétique ne se départ jamais d’un certain doute quant à sa faisabilité. Et pourtant ce constat n’est peut-être pas valable pour le recueil d’Eleni Sikelianos. Car il s’agit ici de traduire, certes une poétesse, mais aussi une traductrice, qui intègre toujours ce processus dans son écriture même. Traduire ici n’apparaît plus comme une violence faite à un tout achevé et homogène, mais semble s’inscrire dans la continuité de la dynamique amorcée par l’autrice elle-même. En somme, ce que j’ai connu est un recueil qui appelle à sa traduction, qui la commence même peut-être en partie. Le poème opère un travail de déconstruction de la langue offrant au traducteur, à la traductrice une matière simplifiée, réduite parfois aux éléments premiers, ne serait-ce que dans ce refrain qui traverse l’oeuvre:
éclair
vérité
guerre
terre
A l’origine, et bien que l’on ressente une certaine influence des courants de “visual poetry”, il ne s’agit pas tant d’une attitude littéraire que d’un rapport au monde. Le je s’attèle à un travail de démantèlement du réel, visant moins à atteindre une connaissance absolue, présentée à plusieurs reprises comme impossible, que pour susciter l’émerveillement face à la beauté de chacun des éléments mis en lumière:
d’une manière quelque peu similaire le bleu d’un scarabée
n’a pas de bleu mais vrille en une torsade
cellulaire
particulière, comme la peau d’un oignon, et la lumière
s’ infiltre
à travers les couches pour donner une couleur structurelle, puis re-
bondit bleue . Ce genre
de complexité
Dans ces comparaisons successives, dans cette descente vers l’imperceptible se perd l’ambition encyclopédique annoncée au début de l’extrait (“Mais je raconterai tout ce que j’ai entendu et vu”). C’est encore de traduction qu’il s’agit ici, de faire passer dans la langue l’irréductible complexité du réel. Le projet est dès son commencement voué à l’échec, ce qui ne fait rien puisque l’important, c’est la dynamique qui est amorcée plutôt que sa résolution éventuelle.
Il faut cependant entreprendre ce parcours avec honnêteté, et par conséquent : mentir. Car la foisonnement du réel fait qu’à tout énoncé peut être trouvé son contraire. Le discours, acceptant cela, s’engage sans honte dans cette voie, disant par exemple: “le monde est pauvre”. Certes, le texte prouve le contraire, par son indéniable richesse qui n’est autre que celle du monde. Mais il inclut également une redéfinition du terme, qui amène un changement de perspective:
la pauvreté c’est les corps
enterrés pour enrichir
la terre, dit-elle
Au travail de démantèlement du réel et de la langue répond, sans contradiction aucune, un effort de construction. Reconstruire, redéfinir les mots du quotidien dans cet aller-retour constant entre l’espace de la langue et celui du réel, plus perméables, plus malléables que l’on pourrait le croire. Comme si la descente dans les profondeurs du réel et de la conscience obligeait à trouver des mots nouveaux pour rendre compte des découvertes faites à ce moment là.
Le bleu est bisexuel en Arizona mais ne le montre pas
Le bleu bidifférent à San Antonio c’est comme ça que je l’appelle et le bleu
c’est être des mots avec moi
Le paysage de charognards de l’Apocalypse se déplace à travers l’air tout entier comme une tempête de sable en Orégon où je
Construis ma maison de conscience
Construis ma maison d’états-langage à partir de pièces détachées
Construis-moi de l’eau propre, très propre
Construire, créer, c’est répondre. C’est rétablir le dialogue, aménager un espace de paix et ainsi réagir contre la dynamique de mort et de destruction à l’oeuvre alentour. Tout en reconnaissant le mal que l’espèce humaine a causé et cause encore au moment où iel parle, le je poétique tente d’amorcer une dynamique autre au sein même de ce champ de ruines.
ce que j’ai connu tisse un réseau de citations, qu’il s’agisse de voix poétiques ou de noms de lieux. Le livre recommence un monde à sa mesure. Et si l’on croirait parfois entendre Whitman dans ces amorces lyriques ouvrant soudain l’espace (“ainsi ai-je vu l’oeil de l’argent dans la nouvelle Cancun et le vieux New York […]”), il y a ici plus de douceur et d’humilité, et la mauvaise conscience de cellui qui sait à quelle violence peut mener cette folle appropriation du paysage.
Ce poème est anti-croissance et n’a aucun besoin tandis que
Des affrontements éclatent entre manifestants alaouites et forces de l’ordre
Une nouvelle génération de réfugiés politiques révèle les horreurs commises en Corée du Nord
[…]
nous sommes
enveloppé.es d’une bulle de lumière électrique et essayons
de sauver le monde
de nous-mêmes
En commençant par donner la parole aux “animaux en plastique […] près de la cuvette des WC”, le recueil d’Eleni Sikelianos annonce bien une volonté de décentrement mais aussi un refus de se prendre trop au sérieux. L’horreur est toujours là en fond, en même temps que la parole s’énonce, mais cela ne doit ni faire taire ni absorber cette parole, qui doit garder sa diversité fondamentale. Garder sa modernité aussi, et donc se corriger sans cesse pour faire entendre la langue et les problématiques du temps présent :
Reste ici avec moi jusqu’à ce que la dernière trouée de bleu se referme
(des nuages se replient comme une vulve au-dessus de l’air)
(le ciel une chatte qui met au monde)
Comme une genèse finale le livre s’achève justement sur ce mouvement essentiel d’un je (/je commence le monde commence/) vers un tu/elleux qui ont à se réapproprier leurs “territoires privés”, ainsi que le dit la post face.
je commence le monde commence
sans ordre correct du savoir
celleux qui savent et celleux qui ne savent pas
s’émanciper, vivre
quelque chose pour lequel
tu n’es pas né.e
Le constat est rude. Mais tout le livre est là pour dire que quelque chose peut être tenté. Cela se fera dans la douleur certes, mais aussi parfois comme dans ce rêve au début du livre, “une femme joyeuse, sexy et androgyne [nous conduisant] en direction de Seattle à l’aube”. Et, quoiqu’il en soit cet effort sera collectif, inclusif, né de celleux qui désirent encore.
Alban Kacher
Eleni Sikelianos, ce que j’ai connu, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Camille Blanc et Lénaïg Cariou du collectif Connexion Limitée, L’usage, 2022, 86 p., 16€.
On peut lire ici un grand extrait de ce livre.