Poesibao poursuit ici la publication d’une seconde série de contributions à la ‘Disputaison’ sur le thème de la langue d’écriture. …
Ne pas ou ne plus écrire dans sa langue maternelle, est-ce un réel choix ? N’est-ce pas la langue d’accueil qui vous élit ? Est-ce une fuite, un exil, un rejet de son pays, une décision politique ? La langue adoptée est-elle une ‘contre langue’ (maternelle) ? Un exil dans l’exil ? L’adoption d’une autre langue correspond-elle à un déplacement physique ? Est-ce une autre personne qui apparaît dans l’autre langue ? Peut-on parler d’un devenir-autre ? Et pourquoi le français ? Les questions sont nombreuses, elles se posent en vrac car l’histoire de la langue de chacun est un monde. Alors c’est l’histoire de poètes qui se sont aventurés dans la langue française, qu’on voudrait lire.
Cette disputaison a été conçue et préparée par Jean-Pascal Dubost. Elle fait suite à une première livraison de 16 contributions.
Aujourd’hui, 20ème contribution, celle de Cécile A. Holdban
Retrouver les contributions précédentes, série A – série B en cours
Dans « Seule demeure la langue maternelle », son entretien avec Günter Gauss pour la télévision allemande, en 1964, Hannah Arendt déclarait : « J’ai toujours consciemment refusé de perdre ma langue maternelle. Mais j’ai toujours gardé une certaine distance aussi bien avec le français que je parlais autrefois très bien, qu’avec l’anglais qui est la langue dans laquelle j’écris aujourd’hui. » Sans me comparer à elle, je comprends très bien ce qu’elle veut dire par là. Même si cette distance n’a rien, pour moi, de volontariste, et qu’elle est plutôt innée. Comme si je naviguais en permanence entre deux hémisphères linguistiques.
Le rapport à la langue maternelle, qui, dans mon cas, porte bien son nom, est intrinsèquement lié à l’histoire personnelle, familiale, souvent malmenée par l’Histoire avec sa grande hache, comme disait Perec. J’appartiens à ce qu’il est d’usage d’appeler la troisième génération. Ce sont mes grands-parents maternels qui ont fui Budapest, avec ma mère alors âgée de quelques mois. Je n’ai jamais su s’ils avaient fui les Croix fléchées de Szálasi ou l’Armée rouge. Ils sont arrivés en France après un périple pénible et épique. Comme toutes ces populations soucieuses de s’intégrer, car suspectes aux yeux des Français de l’époque, mes grands-parents ont évidemment souhaité que ma mère et sa sœur cadette apprennent le français. Le hongrois, c’était exclusivement la langue que mes grands-parents se parlaient entre eux. À l’adolescence, ma mère a voulu l’apprendre à son tour. Elle l’a fait toute seule, en écoutant ses parents parler, en lisant les grands auteurs magyars.
C’est donc exactement le phénomène inverse qui s’est produit à la génération suivante, la mienne. Car ma mère ne nous parlait, à mes sœurs et moi, qu’en hongrois. Et comme j’ai grandi exclusivement avec ma famille maternelle, on ne parlait pas français. Le français, cela a été la langue de l’école. C’était bien sûr la langue de mon père et de ma famille paternelle, et sans détailler mon histoire personnelle, je crois que le hongrois marquait aussi une préférence ou un choix d’ordre intime. Après une scolarité dans l’Orléanais, en français évidemment, à l’adolescence, comme ma mère avant moi, j’ai voulu me réapproprier cette langue maternelle, en allant dans un lycée qui, en Bavière, accueillait les enfants de la diaspora hongroise. Ces années comptent parmi les plus belles de ma vie. Presque aucun de nous n’avait grandi en Hongrie, qui était une patrie rêvée, une nostalgie qui se traduisait chez nous par une sorte d’élan informulé, un imaginaire dont nous décidions d’être, nous aussi, les dépositaires. C’est durant cette période que s’est manifestée en moi la nécessité d’établir des passerelles, des correspondances entre ces deux univers linguistiques caractérisés par une perception du monde assez différente. J’ai entrepris de traduire vers le français certains poètes hongrois que je redécouvrais ainsi autrement. Je tentais de réconcilier des mondes qui me semblaient très éloignés l’un de l’autre. L’élan d’écriture, déjà présent à cette époque, s’est durablement et profondément modifié avec cet apprentissage, tout modeste qu’il soit, de la traduction.
Après cela, je suis revenue vivre définitivement en France. Si, à l’adolescence, j’ai écrit mes premiers poèmes en hongrois, quand je me suis véritablement lancée dans l’écriture, c’est le français qui s’est imposé à moi. C’est très curieux. Car le français reste simplement une possibilité pour moi de nommer le monde. Très souvent, quand je donne le nom d’une plante, d’un oiseau, par exemple, à mes filles, je leur donne l’équivalent en hongrois, en leur expliquant ce que signifie ce terme hongrois, littéralement, car étant donné que c’est une langue agglutinante, on peut en comprendre la formation, qui est souvent d’une très grande poésie, de cette poésie particulière enracinée dans une sorte de bon sens populaire. Et je suis incapable de le faire en français. Disons que si je devais décrire ma représentation du monde, des choses et des êtres, je pourrais dire que le français est l’abscisse et le hongrois l’ordonnée, et que la façon la plus juste de nommer le monde, les choses et les êtres se trouverait à la jonction entre les deux.
Le français est pour moi la langue de l’écrit, et le hongrois celle de l’oral. Je n’ai pas d’explication à cela. Sinon, peut-être, que dans ma famille, nous chantions, déclamions des poèmes en hongrois, et que le hongrois est la langue de l’oreille, quand le français, qui est la langue dans laquelle j’ai appris à lire, est celle de l’œil. D’où ce souci quand j’écris de tenter de retrouver cette poly-sensorialité qui définit mon rapport au monde.
Je n’ai jamais vécu l’adoption du français comme langue de l’écriture, comme une trahison, une « contre-langue ». Souvent, j’en éprouve davantage les contraintes que quand je m’exprime en hongrois. C’est une langue qui peut rapidement se montrer rigide, qui supporte mal l’ellipse, et dont la syntaxe complexe oblige à recourir à tout un arsenal de mots dont on se passe dans bien d’autres langues (pronoms personnels, relatifs, etc.). Pour contourner cet écueil, je cherche une simplicité qui ne renonce pas au lyrisme. Quant au hongrois, il est une enclave linguistique dont je me sers plus ou moins consciemment pour faire sortir le français de sa gangue.
Cécile A. Holdban
Née à Stuttgart de père français et de mère hongroise. Traductrice du hongrois, elle a publié plusieurs livres de poèmes aux éditions La Part Commune, Arfuyen, Al Manar, et a obtenu le prix Yvan Goll en 2017.