Jean-Pascal Dubost écrit ici une lettre à la poète Paloma Hermine Hidalgo à propos de deux de ses livres récents.
Paloma Hermine Hidalgo, Cristina, préface Alain Borer, Le Réalgar, 2023, 12€
Paloma Hermine Hidalgo, Rien, le ciel peut-être, éd. Sans Escale, 2023, 15€
Paimpont,
Le 16 novembre 2023
Chère Paloma Hermine Hidalgo,
Vous pardonnerez ma franche brutalité, mais je ne vous connaissais pas. C’est alerté par deux amies, Frédérique Germanaud et Valérie Rouzeau, pour ne pas les nommer, que j’ai été mis en alerte sur une écriture qui « devrait te plaire », me dit la seconde. Force est de reconnaître que ni l’une ni l’autre ne se sont fourvoyées dans leur conseil de lecture.
On peut se laisser tenter par une lecture voyeuriste de vos deux livres et s’interroger sur leur caractère autobiographique, ce qui serait emprunter une voie de lecture douteuse sur laquelle il serait vain de chercher à élucider la part de vérité puisque vous tissez sous-jacentement deux récits d’enfance qui construisent et entretiennent un mystère qui fait le sel de vos poèmes en prose. C’est le grain de la voix qui se fait entendre qui, d’abord, requiert l’attention, ou doit la requérir, tisse ce qui se trame et happe le lecteur, le surprend, exerce sur lui une attraction qui le captive au sens où il se voit retenu prisonnier dans un charme étrange et délicieusement monstrueux comme le sont certaines Fleurs du Mal (ces fleurs si présentes dans Cristina, exhalant un parfum de scandale). Vous dédiez Cristina à Marcel Moreau, laquelle intention n’est pas anodine, peut-être figure tutélaire d’un pouvoir de fascination exercé par sa prose effusive et fluviale et charnelle (c’est une supputation), voire officie-t-il en vous comme père littéraire. Or, tout est là, dans le rythme qui fait grain. Où se lit le soin particulier que vous lui dédiez. L’inceste (d’une mère sur sa fille) et le viol (du beau-père sur sa belle-fille) sont les fils narratifs sous chape de vos deux livres, vécus ou fictionnels, un certain mystère planant sur leur statut tant ils sont intensément écrits, et qu’importe, en fait. Non pas que ce soit faits et narrations qu’il faille mettre en arrière-plan, au contraire, ils en sont la matière première, mais il est à considérer avant tout que votre écriture, et votre écriture avant tout, génère une fusion entre rejet de douleurs devenues souffrance dont ils sont la conséquence et attraction folle pour l’acte d’écrire destiné à les transcender et qui par ce fait confère l’impression de violences érotiques ou sexuelles provoquant des émois troublants, au risque de choquer (dont il vous chaut peu) ; il se dégage de vos poèmes un parfum sulfureux : ce qui apparaît comme violences sexuelles subies ne le sont peut-être pas tant qu’on le croit car on devine entre les mots une fascination ensorcelante pour ces violences. Vos deux textes sèment le trouble, posent des questions dérangeantes. Cette idée de transcendance est importante, car si l’image de la mère est celle qui hante les deux livres, au-delà de cette image iconique, dans une manière quasi allégorique, la transcendance élève vers une autre mère : l’écriture. Oui, le personnage de « Maman » est l’allégorie de l’écriture.
L’écriture permet un travail d’introspection nullement figée dans le for intérieur, bien au contraire, ce for, vous le faites exploser pour en libérer une luxuriance verbale (et un roulis de métaphores) relevant d’un baroquisme presque impénétrable, dont on pourrait penser qu’elle s’est constituée, cette luxuriance, à partir d’un bucolisme enfantin ayant lui-même engendré une sorte de féérie dans votre imaginaire (couleurs, parfums, surcharges d’images, exacerbation des sensations…) Un bucolisme constitué aussi d’images dures d’animaux écorchés dans la ferme de l’enfance. Se côtoient, dans vos poèmes, la féérie et l’enfer. Il est fort possible que vous puisiez dans la réalité matière à fiction poétique. Vos deux livres apparaissent néanmoins comme des rites érotiques, et titillent le tabou.
M’a frappé tout premièrement l’attaque de vos poèmes : en quelques mots (souvent en phrases courtes et elliptiques), vous plantez le décor et d’emblée donnez un élan arrêté au texte, un air de sidération allègre, d’hésitation prolongée entre attraction et répulsion. Quelque chose de heurté et de heurtant est annoncé, sera dit, et doit être dit pleinement ; la volonté d’expression est une force rythmique. Vos phrases courtes, souvent averbales, paratactiques, cumulatives, font preuve d’une vivacité liée directement à la joie d’écrire puisqu’à l’évidence compte avant tout cela (au risque de me répéter), à quoi s’ajoute un goût prononcé, amoureux, pour une certaine lexie recherchée (termes anciens, rares, spécialisés, néologismes, inversions…) Qui plus est, ajoutant un timbre d’écriture saccadé, vos poèmes sont criblés de signes de ponctuation posés sans souci de convention, mais au diapason de votre bouillonnement intérieur et de votre respiration. Cette ponctuation glisse-t-elle le vers dans la prose ? Elle lui donne un effet de vers projectifs ; « Le vers est projeté, ou projection […] parce qu’il répond avec impétuosité à une impulsion qu’il réalise et déplie. Levée des inhibitions, oubli des calculs, transport de la charge émotionnelle initiale », écrit Claude Minière à propos du vers projectif de Charles Olson1. Une charge émotionnelle initiale est ce qui impulse votre poésie.
On peut lire vos deux livres comme des anamnèses semi-fictionnelles couturées ensemble, traversées par des mots précipités, fugitifs, issus d’une mémoire ayant fait le plein de perceptions anciennes. Chacune d’entre elles est la pièce d’un puzzle fichu en l’air et reconstitué pièce après pièce. On vous sent possédée par la langue, et c’est cette possession qui constitue le fil narratif de vos deux textes. Vous avez un rapport synesthésique aux mots (et rimbaldien) ; vous touchez un mot, et c’est pléthore de sensations nouvelles qui s’offrent et s’ouvrent à vous (et au lecteur), une cornucopia libérant moult sensations en un dérèglement fantastique des sens, faisant entendre « toute une stéréophonie de la chair profonde » (Roland Barthes) qui donne accès à de l’inconnu. Traversée par une sexualité trouble, votre poésie déploie un fourmillement singulier de secousses émotionnelles ; elle est une sublimation tragique de la réalité. Elle est complexe parce qu’elle touche à la complexité de la psyché humaine.
À l’évidence, à vous lire, vous vivez pleinement l’écriture, et cette grande plénitude d’humeur est une vertu transmissible au lecteur.
Jean-Pascal Dubost
Paloma Hermine Hidalgo, Cristina, Le Réalgar, 2023, 12€
Paloma Hermine Hidalgo, Rien, le ciel peut-être, éd. Sans Escale, 2023, 15€
1 Claude Minière, « Relire Charles Olson », site Poesibao, le 10 juillet 2018