Jean-Claude Leroy traverse ici pour Poesibao cette “suite de poèmes secs” d’Aurélie Olivier, passée de la ferme à la littérature.
Aurélie Olivier, Mon corps de ferme, éditions du commun, 68 p., 2023, 11 €
« Si les enfants sont bosseurs
certaines exploitations familiales font des exploits. »
Il pourra sembler étrange qu’Aurélie Olivier ait choisi le format poème pour exposer le récit questionnant d’une vie ici déstratifiée, la sienne. Vie d’une jeune femme de 36 ans partagée entre 18 premières années vécues dans une ferme de Bretagne où se pratiquait l’élevage intensif et 18 autres années en dehors, à s’occuper principalement de littérature. Il faut ajouter à cette symétrique addition, qui s’est invité en intrus, un cancer sous forme de mélanome méchant.
C’est en effet une suite de poèmes secs qui se donne à lire en guise d’anthropologie campagnarde, quelque chose de pas exactement bucolique, témoignage inscrit dans un livre original, concis et utile. Très rare, en effet que le monde paysan d’aujourd’hui soit évoqué (a fortiori en poésie), pas celui qui fait rêver les citadins rêveurs, mais plutôt celui de la productivité maximisée sur fond de crudité économique. Aurélie Olivier livre les données de la question, elle dévoile les livres de comptes, l’industrialisation enclenchée dans les années 60, avec les résultats que l’on connaît, tout autant glorieux en chiffres que calamiteux sur le plan écologique et humain. Elle souligne en quelques mots précis, et même entre les lignes, l’asséchante monotonie, l’engrenage laborieux, l’esclavage qui ne peut plus se dédire, l’enfermement dans la ferme infernale.
[…]
Les clapotis sont des clapotis
et les clapotis sont des larmes
Subtilement articulé entre dehors et dedans, extérieur objectivé par des résultats et intimité atrophiée par cette même froideur chiffrée, Corps de ferme déroule une suite de vignettes informatives découpées dans le livre d’une vie à soi qui subit et se bat, avec de malins glissements de mots qui désignent et décalent le ressenti d’un quotidien lourd à porter. Description précise de la routine que supporte une fermière puisque vivre à la ferme, quels que soient son âge et sa vocation, c’est être partie prenante de l’économie familiale, participer aux travaux, ou être témoin, par exemple, des gestes de l’inséminateur comme de ceux qui président au lavage du sol cimenté de la stabulation.
L’inséminateur enfonce son bras
dans le gant en plastique
le gant en plastique enfonce le taureau
dans la vache
Gestation 9 mois et 10 jours
Forceps, vêlage et inscription
sur le registre de l’exploitation
Après 6 vêlages, la vache disparaît
l’abattoir assure sa traçabilité
Il faut lire sans doute Mon corps de ferme comme un journal déchiré, des fragments choisis d’un état d’âme qui se défend d’un état des choses, et n’hésite aucunement à porter l’accusation là où c’est nécessaire. Bilan de mi-parcours d’une femme arrêtée sur un pont, sans plus bien savoir sur quelle rive elle doit se rendre, aucune n’étant aussi attirante qu’elle a pu sembler l’être. Une manière de dire la douleur existentielle tout en mettant à nu l’appareillage d’un tel désastre, assumant parfaitement un regard politique sur la situation des êtres pris dans les rets d’un mécanisme implacable. « … la vraie histoire continue de nous trahir : / elle déchire jusque nos débuts de phrases / / Je m’efforce de ramasser les miettes / pour en faire un tas / au goutte à goutte / j’en fais des tonnes » un regard distancié sur ce qui est au plus près, à force d’être à l’intérieur.
Comme nous l’indique la quatrième de couverture, après avoir initié et préfacé aux éditions de l’Arche Lettres aux jeunes poétesses, Aurélie Olivier signe là son premier livre personnel, nous voyons bien qu’après ce temps vécu, elle a quelque chose à nous dire, avec une sorte d’ironie douloureuse : « La ferme me lâche / je sors de taire ».
Jean-Claude Leroy
Aurélie Olivier, Mon corps de ferme, éditions du commun, 68 p., 2023, 11 €