Lettre à Galina Rymbu pour son livre “Tu es l’avenir”, et à Marina Skalova, sa traductrice, par Jean-Pascal Dubost


Très impressionné par sa lecture de “Tu es l’avenir”, Jean-Pascal Dubost écrit à Galina Rymbu et sa traductrice Marina Skalova.



Galina Rymbu, Tu es l’avenir, traduit du russe par Marina Skalova, éd. Vanloo, 172 p., 18€ + 3€ de frais de port. (site de l’éditeur)


Paimpont,
Le 11 novembre 2023



Chère Galina Rymbu,

Le 11 novembre 1918, à 5 heures 45 du matin, l’armistice est signé entre la France et l’Allemagne, et dès cet accord, le même jour, cessent les hostilités entre les deux pays. Quelle ironie du sort (qui n’est que fortuite circonstance) de commencer cette lettre de lecteur dans un pays en paix adressée à une poète dans un pays en guerre pour lui parler de cette œuvre partagée (travaillée avec Marina Skalova, votre traductrice), et commune (puisque votre traductrice est aussi auteure du livre : « une traduction est aussi une lecture subjective d’un texte », écrit-elle).
« Vit et écrit dans un pays en guerre », aurait-on envie d’écrire comme simple et courte mais parlante notice biographique de vous. Vous êtes Russe, mais avez rejoint l’Ukraine où vit votre compagnon, et c’est de là qu’une partie de vos poèmes émergent de votre inépuisable ardeur1.

Votre écriture a fait irruption dans mon champ de lecture grâce à l’anthologie Madame tout le monde2 et au poème « Mon vagin » qui figurait dans celle-ci, dont je dois reconnaître qu’il fit l’effet d’une bombe poétique et causa une déflagration intérieure comme quasi oncques il s’en est produit en mon corps de lecteur. Tout pendant sa lecture, j’ai pensé à Franck Venaille, portant en lui le trauma de la guerre d’Algérie, en guerre contre la maladie de Parkinson qui l’empêchait de vivre en paix, j’ai pensé à son expression l’homme en guerre. Vous n’avez peut-être jamais lu Franck Venaille, mais je crois en revanche en une certaine concordance cosmique dans le combat poétique. Vous êtes une femme en guerre, une femme dans la guerre, et Tu es l’avenir, anthologie de vos œuvres, ouvre sur un poème inédit publié en 2022 sur votre page Facebook : il s’intitule « traces », c’est un poème de guerre, un reportage poétique qui nous plonge en plein cœur de la guerre3 en Ukraine. Ce poème nous donne des nouvelles plus que ne le sauraient faire les médias prétendant nous dire tout sur cette guerre. D’entrée, vous faites résonner le diapason qui accorde votre écriture : « après t’être retrouvée aux confins de la douleur, tu éprouves/une douleur venue d’encore plus loin ». Car la douleur qui sourd de vos poèmes trouve son origine dans l’histoire des humains, dans les guerres entre les hommes, dans la guerre des hommes contre les femmes. Une douleur infuse dans votre corps, qui est diffusée par une langue vôtre en lutte pour ne pas devenir, à l’instar du corps de la femme dans un monde d’hommes, dépossédée d’elle-même : « ma langue n’est clairement plus “ma langue”./défigurée, occupée » (…par l’homme), constatez-vous sans vous soumettre à ce constat. Ce poème d’ouverture est d’une âpreté sans concession (« mon fils a comme cessé d’être un enfant. Maintenant il veut tuer/les soldats russes »), répondant avec une arme non létale aux armes létales. Les mots tombent et fusent comme des missiles sur la ville assiégée, s’entrechoquent car bousculés par l’urgente nécessité de dire, et dans ce dire, de vivre, « il faut se dépêcher de respirer ». C’est un poème bouleversé, où la mort de votre petit chat n’y est pas un détail collatéral : « j’ai retrouvé sa fourrure sous la table/me suis blottie contre elle et je pleure » ; il est la métaphore de l’ampleur des dégâts (« parfois l’histoire entière est contenue/dans quelques événements personnels »). Vous concevez les mots comme une riposte à la violence belliciste, ils frappent et vous engagent. Antjie Krog, la poète sud-africaine, écrivait : « les mots comme des AK 47 doivent combattre/la poésie doit être utile, acte, assumer/l’expression de la lutte choisir son camp » ?4 Ce poème, « traces », est un déferlement d’images, de paroles, de pensées, de vers-choc, l’expression bousculée du chaos militaire. Vous l’avez écrit à Lviv, où vous (sur)vivez ; c’est celui d’une perspective bouchée, d’une avenue de la liberté sans issue, « dans notre ville aucune perspective ne mène nulle part » écrivez-vous dans un autre poème5. Une guerre n’offre pas d’avenir, et on peut se demander si votre traductrice n’a pas fait œuvre ironique néanmoins astucieuse voire opportune en choisissant le titre d’un de vos poèmes comme titre du livre, Tu es l’avenir, dans lequel s’entend l’affirmation tranchante : tué l’avenir. (Si tel est le cas, effectivement, là est œuvre commune.)

Mais ce livre est le livre de tous les combats : votre anti-bellicisme, votre féminisme, votre écologisme, votre antispécisme, votre militantisme pro-LGBTQ+, vos différents engagements se croisent et s’entrecroisent en un bouleversement verbal des plus rudoyants pour le lecteur, sainement rudoyant.

S’il est le chant d’un peuple ukrainien en ruine, s’il émane de ce peuple qui en vous parle, tout votre livre est un chant poignant qui s’élève depuis les ruines de l’humanité. Non pas un chant lamentatif, mais un chant énergique, résistant, combattif, venu du fond des corps, c’est le chant du « précariat ». En cela admirable, compte-tenu de son contexte. Né des ruines d’un corps, le vôtre, né sous terre, dans les caves, les abris, les souterrains, ce chant s’élève jusque parvenir sous nos yeux et à nos oreilles ; un chant international énergique, « Nous n’avons pas besoin de pétrole/nos pensées sont de l’énergie »

Autre point commun avec Franck Venaille, le corps. Tout part du corps, non point d’un corps malade comme lui, mais d’un corps éprouvant la douleur des vicissitudes d’une femme dans un monde moderne d’hommes n’ayant pour autre affaire que la conquête économique et territoriale. Votre poésie est acte engagé, qui veut dire combien le corps de la femme est violenté dans la dépossession ; votre corps est emblématique, « détroussage, humiliation,/les hommes et les femmes/ne peuvent être égaux ». S’il s’agit bien d’un corps personnel, il contient néanmoins l’histoire, des hommes, des femmes :

« Mon vagin – c’est l’amour, l’histoire et la politique.
Ma politique – c’est le corps, le quotidien, l’affect.
Mon monde – c’est le vagin. Et je porte le monde,
mais pour certains, je suis – un vagin dangereux,
un vagin de combat. Voici mon monologue »

Vous l’affirmez avec force dans votre poème « Mon vagin », inspiré du Monologue du vagin d’Eve Ensler, livre symbole du féminisme. Votre poème est un manifeste féministe, une invitation à l’insurrection féministe, il est d’une force crue pour nous rappeler ce que la femme subit au nom de cette partie de son corps qui ne lui appartient pas :

« À l’époque, je ne savais pas encore que mon vagin était l’affaire de tout le monde :
du gouvernement, des parents, des gynécologues, des inconnus dans la rue,
des petits popes orthodoxes, qui cachent les persécutions sous leurs robes,
tachées du sang des femmes,
des employeurs, des flics, des militaires, des petits nazis, des services d’immigration, des banques, des détracteurs conservateurs du “mode de vie contre-nature”, des acteurs culturels patriotiques, défoncés aux valeurs traditionnelles
et au cognac. »

Un vagin dont est sorti votre fils, peut-être la seule luminosité dans la noirceur du monde, très présent dans votre œuvre, comme la seule lueur d’espoir et auquel, peut-être, in fine, est adressée la formulation explicite du titre du livre ; peut-être aussi les seuls moments de douceur au cœur du fracas :

« dors mon chéri
nous sommes en sécurité sous terre
la guerre ne durera pas toujours
tous les empires pourriront »

Mais un espoir fragile :

« Avant de dormir, mon fils a éclairé mon ventre avec la lampe de poche de son portable.
il pense que nous pourrons construire une fusée et nous en aller dans le cosmos,
et je ne peux pas lui expliquer que le cosmos existe seulement pour les élus,
et même pas maintenant – en perspective »

Vos poèmes sont longs, esquissent un corps blessé, mais dressé. Un corps qui capte tout, perméable à toute injustice, un corps pensant, mais ne pliant pas : il est traversé par la langue, il tient grâce à la langue (même si, rappelez-vous, « un texte peut-il garder en vie ?    Non »). Vos vers sont parsemés de moult références à elle (tantôt « l’alangue », pour votre traductrice, une langue qui n’en est plus une), tantôt « lalangue » (pour vous, en termes lacaniens). Les retours de la langue sur la langue qu’on parle, qu’on nous fait parler, qui nous parle, sont ceux d’une langue critique et résistante, qui ne se laisse pas manipuler par la langue des puissants, qui vit, crée un espace de réflexion politique primordial. Vous croyez à la puissance de la langue, toute votre œuvre le crie.

Un livre comme le vôtre est salutaire en ce qu’il montre comme jamais que la poésie peut être combat, engagée dans la bataille. L’invasion de l’Ukraine par la Russie a débuté il y a 21 mois ; aujourd’huy, faisant tourner les pages de d’actualité à vitesse effrayante, les médias ont tendance à l’oublier ; l’actualité, maintenant, hélas, c’est la guerre en Israël, qui elle aussi sera oubliée d’eux. Un livre comme le vôtre le replace dans une actualité interminable comme l’est toute guerre, et m’adressant à vous, depuis ce pays nôtre en paix, je pense également à la poète Sabine Huynh, au cœur de la guerre en Israël6, qui publie sur Facebook des posts7 et des poèmes poignants de douleur depuis Tel-Aviv où elle vit, élaborant cette cartographie poétique cosmique que j’évoquais à propos de Franck Venaille. Parfois la poésie est l’expression du courage

Oui, des poètes comme vous sont douloureusement salutaires, et on ne saurait pas assez gré à Marina Skalova d’établir un pont poétique entre nos pays.

Jean-Pascal Dubost


Galina Rymbu, Tu es l’avenir, traduit du russe par Marina Skalova, éd. Vanloo, 172 p., 18€ + 3€ de frais de port. (site de l’éditeur)

Poesibao propose aussi, grâce à Jean-Pascal Dubost, un extrait de ce livre dans son anthologie permanente.


1 Galina Rymbu vit à Lviv, en Ukraine.
2 Madame tout le monde, anthologie créée par Marie de Quatrebarbes, Le Corridor Bleu, 2022. « Mon vagin » y est traduit par Marina Skalova.
3 Quitte à répéter ce mot outrancièrement et à défier les lois de la grammaire française anti-répétions, je le préfère à l’euphémisme « conflit ».
4 Dans le poème « Parole », in Ni pillard, ni fuyard, Le Temps qu’il fait, 2004.
5 En Ukraine ou en Russie, une perspective est une longue artère urbaine, et à Lviv, est une perspective Svobody, traduite par « avenue de la Liberté ».
6 Elle vit à Tel-Aviv.
7 Anglicisme revendiqué.

Concernant Marina Skalova, on peut lire cette note de lecture dans Poesibao.