Didier Dantal explore ici pour les lecteurs le livre, texte et surtout dessins, de Liliane Giraudon, La Jument de Troie.
Liliane Giraudon, La Jument de Troie, P.O.L., 2023, 160 p., 18 €
La poésie – étymologiquement, on le sait – c’est faire (« j’ai fait le poète », déclare Liliane Giraudon en ouverture de son nouveau recueil, La Jument de Troie) – peut-être même ne pas pouvoir ne pas faire (à l’instar du pommier qui ne peut s’empêcher de produire des pommes). Mais cette nécessité intérieure n’implique pas forcément un savoir-faire, un savoir de faiseur : Liliane Giraudon n’hésite pas à revendiquer au contraire sa maladresse, sa spontanéité, un activisme très protéiforme.
Ne pas savoir écrire ou ne pas savoir dessiner (ici le texte liminaire est suivi par 140 « Poèmes)(Dessins ») sont d’ailleurs des reproches qu’elle s’adresse à elle-même. Admirable modestie qui rejoint l’auto-effacement d’une Danielle Collobert, laquelle assumait de dire : « La poésie je ne sais pas ce que c’est… » On pourra cependant en avoir l’intuition a posteriori : « Pourtant quand je tombe sur un poème (parfois un simple morceau), je le reconnais. Je sais que c’est du poème. Comme quand je mange sur une table en bois je sais que c’est du bois. »
Ce qui nous éclaire au passage sur la poétique profonde de Liliane Giraudon. Pour l’auteur des Pénétrables (2012), il est évident que l’originalité n’existe pas, ce qui reste difficile à admettre pour la pensée occidentale. Prétendre être original témoigne selon elle d’une ignorance de ce que serait vraiment et, pour ainsi dire intrinsèquement, la littérature. « Les écrivains écrivent avec les mots des autres toute la littérature précédente. Thucydide réécrivait Hérodote, Calvino les frères Grimm, Brecht François Villon et Mallarmé Edgar Poe… sauf que les mots migrent dans des corps différents. » Ne s’agit-il pas de faire son miel, comme disait Montaigne, qui prônait un idéal d’imitation non servile. Liliane Giraudon raconte sa propre expérience : « Moi je pique, je trafique, je greffe, comme mon père le faisait avec les pruniers (ici, trois roses pour Mary Shelley) mais je m’arrange pour effacer les traces. »
Cette réécriture est en grande partie une féminisation. La grammaire passe par la grand-mère : « Rose Chabert (1898-1968) ». Une grande partie de la littérature serait à réécrire du point de vue des femmes et du corps féminin. Mais si on continue à écrire, n’est-ce pas d’abord et avant tout pour une question de survie ?
Didier Dantal
Liliane Giraudon, La Jument de Troie, P.O.L., 2023, 160 p., 18 €
Extrait
« Les écrivains écrivent avec les mots des autres toute la littérature précédente. Thucydide réécrivait Hérodote, Calvino les frères Grimm, Brecht François Villon et Mallarmé Edgar Poe… sauf que les mots migrent dans des corps différents. Ici, on ne contrôle pas les greffes. Moi je pique, je trafique, je greffe, comme mon père le faisait avec les pruniers (ici, trois roses pour Mary Shelley) mais je m’arrange pour effacer les traces. Brassage du compost puis montage d’un amalgame selon un système plutôt polyphonique. Montage et démontage. Acte-Observation. C’est à ça que je m’éreinte. Ça avance comme un corps démembré. Un véhicule aveugle. Beaucoup de tâtonnements. Des pannes. Parfois ça marche seul. Quasi sans moi. » (p. 11)