Lecture du trente-neuvième numéro de la revue L’Ours blanc porteur d’un texte de Marina Skalova, sur la poète Yanka Diaghileva.
Revue L’ours blanc, n° 39, automne 2023, Marina Skalova, Trouer la brume du paradis, aux éditions Héros-Limite, 6€
Numéro 39 de l’excellente et atypique revue littéraire L’ours blanc, qui ne paie pas de mine, toute discrète* mais riche de trésors : Jack Spicer, Les papiers d’Oliver Charming (traduction d’Éric Suchère), les lingo-poèmes de Jean-René Lassalle, Les verbes de la jubilation d’Emmanuel Fournier parmi bien d’autres.
Trouer la brume du paradis de Marina Skalova occupe donc ce nouveau numéro. Mais elle n’y est pas seule Marina Skalova, elle est en compagnie d’une étrange poète punk russe de Sibérie, disparue à 23 ans, Yanka Diaghileva. Ce qui est passionnant, c’est la forme qu’adopte Marina Skalova : ce n’est pas une biographie mais elle donne de nombreux éléments de la vie de Yanka Diaghileva – ce n’est pas une autobiographie mais elle parle d’elle, de son travail – ce n’est pas un livre de traductions ou un essai sur le sujet, mais elle insère plusieurs poèmes de la poète punk traduits par elle – ce n’est pas un livre d’histoire ou de sociologie mais il en dit long sur la vie en Sibérie dans les années 70/90 – C’est un récit, en fait, qui fait feu de tout bois sur son sujet, la poésie dans des conditions particulières et plutôt extrêmes, même si Diaghileva n’a pas été dans des camps, déportée ni même censurée, ayant vécu entre les années 1966 et 1991. Et pourtant elle y va fort dans les textes que donne à lire Skalova, qui explique très bien aussi ses dilemmes de traduction.
J’emprunte ici quelques mots à la notice Wikipédia qui correspond bien à ce que j’ai lu sous la plume de Skalova : Iana Stanislavovna Diaguiléva ou Diaghiléva (en russe : Яна Станиславовна Дягилева), née le 4 septembre 1966 à Novossibirsk et morte en mai 1991, est une chanteuse et poétesse russe, surnommée Yanka. Son nom, tout comme celui d’Alexandre Bachlatchev est celui du magnitizdat des temps de la perestroïka, ce réseau d’édition informel — l’équivalent du samizdat en littérature, utilisant les enregistrements sur les bandes magnétiques et celui des kvartirniks (du russe квартира – appartement), ces petits concerts improvisés entre amis qui s’invitent les uns chez les autres. . Surnommée parfois Patti Smith du punk russe elle se démarque par son côté solitaire, elle refuse de donner les interviews. Le 9 mai 1991, elle part de sa maison de campagne près de Novossibirsk pour ne plus revenir. Le 17 mai son corps était retrouvé par un pêcheur dans la rivière Inia. Sa mort est officiellement reconnue comme suicide. Elle est enterrée à Novossibirsk (sur la question de sa mort, Skalova évoque les nombreux doutes sur sa cause).
A noter qu’elle a été repérée par l’extraordinaire passeur qu’est Jean-Baptiste Para qui a donné quelques traductions de ses poèmes.
Florence Trocmé
Revue L’ours blanc, n° 39, automne 2023, Marina Skalova, Trouer la brume du paradis, aux éditions Héros-Limite, 6€
*Sur la revue L’Ours blanc, on peut lire ce bel article d’Eric Dussert (en 2017) : « L’Ours blanc est une revue élégante toute de discrétion et de mystère. Parfaitement glabre malgré la vague de froid qui a recouvert l’Europe au début de l’hiver, elle se présente dans une maquette très nature au format 19/12,5 cm, ce qui lui offre une prise en main et un encombrement idéaux, ainsi qu’une souplesse de nature à provoquer le plaisir et l’adhésion du lecteur. »
Extraits
Un poème de Yanka Diaghileva traduit par Marina Skalova
Comment vivre – on te le dira en réunion
Boire quoi – t’as qu’à lire l’oukase
Manger quoi – rubrique « conseils utiles »
La vie mode d’emploi – lis l’oukase trois fois
Et deux fois le papier sur les fusées ailées
Où vivre – va te renseigner au comité
Avec quoi – quelle question futile !
Chanter quoi – le parti va te l’indiquer
Sois un guerrier, rends-toi utile
Avec qui coucher – demande à la cellule
On t’y donnera une réponse conforme
Chaque indécence te couvre de honte
Cris « non » aux guerres des étoiles :
(…)
Extrait du texte de Marina Skalova, Trouer la brume du paradis
« Au bord des pôles, il y a des milliers de kilomètres de rien, ou de presque rien. Dans ce presque réside la différence. Le presque est la brèche d’où le punk peut surgir. Le punk est la pièce déficitaire, le produit manufacturé qui fait dérailler la chaîne de l’usine. A l’échelle de la Russie soviétique, c’était un phénomène unique. A Leningrad et à Moscou, il y avait le rock dissident. En Sibérie, il y avait une scène punk mal-peignée, sincère et incontrôlable, qui trouait la brume industrielle sibérienne. »