Alain Naze lit ici pour Poesibao un essai sur Lucrèce, publié sous la direction de Pierandrea Amato et Luca Salza
La destitution de la nature. Sur Lucrèce, sous la direction de Pierandrea Amato et Luca Salza, Editions Mimesis, Collection Samsa écritures pour le destituant, 2022, 157 pages, 15€
Qu’on n’en finisse pas avec le De rerum natura, de Lucrèce, qu’on y revienne toujours, qu’il continue de nous intriguer, de nous interroger, mais aussi de nous charmer, c’est ce que le livre La destitution de la nature. Sur Lucrèce vient confirmer. On le dit souvent à propos de grands textes du passé, certes. Mais ici, ce qui apparaît au fil des pages, c’est que le poème de Lucrèce consone singulièrement avec notre actualité, notamment politique, mais aussi dans le domaine des sciences physiques contemporaines, ou encore quant au rapport nature/histoire. On est ici aux antipodes d’une étude grise, qui figerait le poète dans un passé révolu – un souffle parcourt l’ensemble de l’ouvrage, et cet enthousiasme est communicatif, qui procure au lecteur, toutes affaires cessantes, le désir de reprendre la lecture de ce long poème. Ce n’est pas qu’il s’agisse ici de soumettre Lucrèce à une lecture modernisante, tout au contraire : bien loin de chercher, sans autre forme de procès, à l’ancrer dans notre époque, ce livre est soucieux de l’écart historique, culturel, qui nous en éloigne. C’est précisément à partir de cette distance que le De rerum natura a quelque chose à nous dire. Nous dépayser, au sens fort du terme, cela revient à nous faire effectuer un pas de côté – non pas pour oublier notre présent, mais pour réapprendre à le voir, dans son caractère de fausse évidence, pour s’étonner à nouveau – et ainsi opérer une brèche dans notre actualité.
L’absence de transcendance, chez Lucrèce, aboutissant à ne faire dépendre les choses de la nature d’aucun principe extérieur, il s’ensuit que la contingence est reine dans l’univers, libérant l’événement, en sa singularité imprévisible – le clinamen lui-même relève de la contingence, à la fois par le hasard des chocs entre atomes, mais aussi en ce qu’il pourrait ne pas avoir lieu. Les implications politiques de cette position sont évidentes : rien n’est donc écrit à l’avance, et toutes les formes de bifurcation (Blanqui) sont possibles. Le mot d’ordre « There is no alternative » se trouve ainsi d’emblée destitué, puisqu’on n’est pas dans l’ordre de la causalité, la domination du hasard destituant la nature comme principe (Luca Salza, p.44) : « C’est une pensée [celle de Lucrèce] d’une clarté étourdissante : elle nous ouvre une image de l’émancipation. Dans les mondes, entre les mondes, il y a toujours de nouvelles voies – l’infini est inépuisable ou n’est pas – il s’agit de les emprunter, jusqu’à l’épuisement : l’horizon des possibles est grand ouvert » (p.9). Qu’un jour ce monde doive voler en éclats, et entrer dans le néant (du moins pour l’histoire, qui disparaîtra, à la différence de la matière – Thomas Nail, p.59), cela ne conduit pourtant pas Lucrèce au fatalisme, le poète, définissant le sage comme insoumis au destin, semblant plutôt nous engager dans une démarche consistant à « organiser le pessimisme » (W. Benjamin) : « Comprends-tu maintenant ? Bien qu’une force externe / souvent nous pousse et nous fasse avancer malgré nous, / ravis, précipités, quelque chose en notre poitrine / a le pouvoir de combattre et de résister » (Lucrèce, cité p.11).
L’expérience de pensée à laquelle nous expose Lucrèce, c’est bien que jamais notre pensée ne peut se reposer dans la découverte d’un fondement. Le monde est un abysse (Abgrund), et c’est là un appui (si l’on peut dire) utile pour une philosophie du destituant : « Le De rerum natura fait partie d’une possible constellation destituante car il nous dit que dans l’infini, dans l’espace infini, seul un principe de vacuité (donc un non-principe, un non fondement, un sans fond) fonde anarchiquement la réalité » (Id., p.45). La poésie serait alors une manière de « rester droit dans la catastrophe » : si les mots ne peuvent « répéter la réalité », au moins peuvent-ils « agir comme des atomes qui créent un monde (un poème) une fois montés ensemble », et en ce cas, « [l]a vérité terrible que révèle la poésie est […] que toute réalité se crée et peut aussi se dissoudre » (Id., p.50-52). En cela, pourtant, il n’y aurait nul renoncement chez Lucrèce, une sorte de surnihilisme se faisant ici jour, une « possibilité de transformation » se donnant « dans cette réalité privée de sens », et nous indiquant ceci : « une autre fin du monde est possible » (Id., p.53-56).
Que le poème de Lucrèce s’achève sur une description de la peste a pu troubler bien des lecteurs, notamment Deleuze, jugeant cette fin contraire au vitalisme de l’auteur. Or, cette conclusion semble justifiée, si l’on cesse de faire de Lucrèce « un philosophe du plaisir, de l’affirmation, et de la vie », car s’il ne traitait certes pas des possibilités du devenir de l’univers envisagées par la physique des particules, néanmoins, il était proche des conclusions de la physique contemporaine : « Il avait raison d’affirmer que le soleil s’éteindra et que la Terre, et toutes les planètes, finiront par dissiper toute leur énergie dans l’espace. Les connaissances acquises récemment sur les trous noirs conduisent la plupart des astrophysiciens à dire que les trous noirs supermassifs finiront par absorber toute la matière de l’univers, puis s’absorberont les uns les autres. Au fil du temps, tout dans l’univers sera décomposé en fluctuations quantiques d’énergie. Après cela, personne ne sait ce qui se passera » (Thomas Nail, p.75-76). Là encore, une autre fin du monde est possible, si, en tenant compte de cette intuition thermodynamique de Lucrèce, nous relevons le « défi » de « bien mourir, sans crainte de ce qui surviendra après la mort », c’est-à-dire si nous rejetons les idoles progrès, religion et immortalité, comme « des mensonges qui ne font qu’amplifier notre angoisse et notre haine d’un monde qui bouge et qui meurt » (Id., p.75-77).
Il faudrait évoquer encore bien des choses, dans ce livre fourmillant, mais arrêtons-nous sur la question de la poésie et de la combinatoire des mots, chez Lucrèce, en ce que la forme – il faudrait même dire la matière – du poème participe de sa conception même des choses. C’est que le De rerum natura « ne calque pas la réalité, mais raconte au contraire la création en utilisant ses forces motrices » (Melinda Palombi, p.117). C’est que, comme le soulignait Calvino, Lucrèce « voyait dans la combinatoire de l’alphabet le modèle de l’impalpable structure atomique de la matière » (Italo Calvino, cité p.117). En effet, les mots eux-mêmes seraient des « vêtements-simulacres à coudre ensemble » (Tommaso Tuppini, p.93). Qu’est-ce à dire ? Ici, il faut distinguer entre la perception muette et la description des choses qui en passe par les mots. Les « simulacres perceptifs » sont certes premiers, mais l’après-coup des « simulacres verbaux » permet précisément à la poésie de remplir sa fonction, non pas « imiter le chaos fécond de la Nature », mais « nous le rendre compréhensible » (Id., p.93-94). Ainsi, du fait de leur « retard », « les mots rendent possible le jeu combinatoire le plus inventif et le plus risqué » : l’habitude perceptive risque fort de nous conduire à n’attacher d’importance qu’à des choses toujours semblables, alors qu’avec les mots, « on peut jeter des ponts entre des choses qui s’éloignent l’une de l’autre et creuser des fossés entre celles qui sont proches » (Id., p.93). La combinatoire propre aux simulacres verbaux est alors claire, qui permet de conjoindre des faits étrangers, et de disjoindre des choses liées. De ce point de vue, on ne peut qu’être sensible à l’évocation d’Italo Calvino, qui définissait Francis Ponge comme « le Lucrèce de notre époque », pour sa capacité à reconstruire « la physicité du monde à travers l’impalpable poussière des mots » (Italo Calvino, cité p.116). Le texte-simulacre constitue bien alors une réalité spécifique, notamment en ce qu’il procure une durée aux simulacres perceptifs ayant déjà disparu : « C’est à travers la mémoire exercée par nous lecteurs – le regard rétrospectif qui tient ensemble les six livres du poème – que l’on connaît l’oubli de la matière, le fait que d’innombrables tissus de la réalité se sont déjà déchirés sans laisser de traces » (Id., p.94).
Sans le vide, rien ne pourrait advenir, chez Lucrèce. C’est un lieu ouvrant la possibilité pour un séjour aux choses à venir. Mais chez le poète, il y a aussi un vide dans les choses. Et pourquoi le vide devrait-il nous effrayer ? La première pensée d’une philosophie du destituant est bien plutôt d’avoir à faire face au vide créé par le geste de destitution, sans angoisse, sans volonté de combler ce vide. Le vide n’est pas un manque, et il s’agirait d’apprendre à l’habiter. Du moins est-ce la leçon que l’on peut peut-être tirer de ces mots de Melinda Palombi (p.124) : « Il s’agit, pour Calvino comme pour Lucrèce […] de “tout regarder l’esprit tranquille” (V, 1203), y compris le vide. Se tenir à l’écart de tout ce qui est tristesse et qui, en tant que tel, exerce un pouvoir. Aussi faut-il se demander, avec Calvino et Lucrèce, pourquoi le vide serait négatif, puisque tous deux affirment au contraire la nécessité du vide et le font par le biais de la puissance évocatrice de la narration et de la poésie ».
Alain Naze