Patrick Chamoiseau, “Baudelaire Jazz”, lu par Eric Eliès


Eric Eliès qui a vécu aux Antilles lit ici l’étonnant “Baudelaire Jazz” de Patrick Chamoiseau, paru en 2022 au Seuil.



Patrick Chamoiseau, Baudelaire Jazz, éditions du Seuil, 2022, 192 p., 17€


A la genèse de ce petit livre au titre surprenant, il y a l’invitation lancée par le musée d’Orsay à Patrick Chamoiseau et à Raphaël Imbert (saxophoniste de jazz) pour célébrer le 200ème anniversaire de la naissance de Charles Baudelaire. Le projet initial du musée était sans doute d’offrir au public une lecture et des débats agrémentés d’intervalles musicaux mais Patrick Chamoiseau, dont l’art d’écrire est aussi une interrogation de l’oralité du conteur, ne pouvait se contenter d’un « spectacle de salon » et a inventé une mise en scène permettant de donner à ressentir une présence derrière les mots et une vibration derrière les notes. Ce livre paru en mai 2022, qui reprend et enrichit les textes lus sur scène en octobre 2021 devant le grand tableau peint par Courbet, porte, à travers une centaine de notules, un regard caraïbéen sur l’œuvre poétique de Charles Baudelaire et révèle les courants invisibles qui ont lié, fût-ce à l’insu de Charles Baudelaire lui-même !, Les Fleurs du Mal aux îles des Antilles, et plus singulièrement à la Martinique (que ses premiers habitants amérindiens avaient d’ailleurs surnommé Madinina, c’est-à-dire l’île aux fleurs !).

Néanmoins, au-delà de ce clin d’œil floral, quel lien entre la Martinique, où vit Patrick Chamoiseau, et Charles Baudelaire, qui n’y vint jamais ? A première vue, aucun ! Contrairement à quelques poètes de son époque (dont la poétesse Marceline Desbordes-Valmore, qu’il appréciait), Baudelaire n’aborda jamais aux Antilles. La dame créole et l’esclave malabaraise des Fleurs du Mal, ainsi que la belle Dorothée des Petits poèmes en prose, qui se prostitue pour racheter la liberté de sa petite sœur, n’étaient pas antillaises mais de l’île Bourbon, ancien nom de l’île de La Réunion où Charles Baudelaire séjourna plus d’un mois, à l’âge de 20 ans, au terme du voyage éprouvant que lui avait imposé son beau-père, le général Aupick qui voulut – en vain – briser par l’éloignement la haine que son fils adoptif lui vouait… Toutefois, même sans avoir jamais approché les Caraïbes, Baudelaire aurait pu, dans son œuvre ou dans ses lettres, évoquer les Antilles et le drame de l’esclavage dont il observa de près les mécanismes et les effets pendant son voyage en océan Indien, mais il semble qu’il n’en fut rien. Contrairement à Victor Hugo, et aussi à plein d’autres poètes moins connus, Baudelaire resta éloigné des combats politiques de son époque, à tel point que Jean-Paul Sartre le présenta, avec une sévérité que la plupart des lecteurs jugeront excessive ou erronée, comme l’archétype du poète non-engagé, dandy solitaire épris de beauté et d’art et indifférent à l’injustice et aux souffrances. Il est vrai que Baudelaire fut capable, pour le plaisir de la rime dans un aimable hommage adressé à « une dame créole », élégante épouse d’un riche propriétaire terrien qui l’avait hébergé, d’esquisser un parallèle incongru entre le badinage galant et l’esclavage (dans un poème de jeunesse plus tard repris dans les Fleurs du Mal) :

Si vous alliez, Madame, au vrai pays de gloire,
Sur les bords de la Seine ou de la verte Loire,
Belle digne d’orner les antiques manoirs,

Vous feriez, à l’abri des ombreuses retraites,
Germer mille sonnets dans le cœur des poètes,
Que vos grands yeux rendraient plus soumis que vos noirs.

Tant pis – ou tant mieux ! – s’il n’est rien de factuel ou de matériel, aucun fait historique, aucun geste ou aucun mot, qui puisse concrètement relier Baudelaire aux Antilles, car ce vide devient, pour Patrick Chamoiseau, la page blanche sur laquelle écrire et tisser les liens d’une relation symbolique mobilisant toutes les richesses des imaginaires. Puisque la parole de tout poète est polyphonique et convoque toutes les langues du monde dans son langage, Baudelaire, même s’il l’ignorait, a donné voix aux Antilles… Cette voix, Chamoiseau la nomme l’esprit du jazz. Sans doute le choix du jazz fut-il dicté par la présence sur scène à ses côtés de Raphaël Imbert, afin de pouvoir véritablement associer les mots (ceux de Baudelaire et les siens) et l’expression musicale du saxophone, mais ce choix fait pleinement sens car il est synonyme de liberté créatrice et d’individuation. Dans ses livres, Chamoiseau ne cesse d’interroger le miracle de la parole qui s’opéra dans la nuit des plantations, quand quelques esclaves, s’appuyant sur le rythme et la puissance des « tambouyés », se réapproprièrent leur humanité en inventant un langage capable de les libérer des liens de servitude dans l’espace d’une « larronde » que le maître ne dominait plus, et de faire jaillir, dans les mots du conteur, la Beauté au cœur du mal absolu de l’esclavage. Le jazz est une musique née, comme le blues et le gospel, de l’esclavage mais qui en a transcendé et vaincu l’horreur. De même, Baudelaire, dès le propos liminaire des « Fleurs du Mal » proclame son intention de transformer la boue en or, et de faire fleurir la Beauté sur l’horreur des charognes…

Baudelaire-Jazz [106]. Considérer la mésestime, explorer le dégoût, réussir à contempler le chaos d’une charogne, ramasser ce qui traîne aux ordures, ce que hait le bourgeois, ce que déteste l’esclavagiste, le colonial impérissable, le capitalisme protéiforme… mener le tout au devenir des hautes visions, et en nourrir une langue-à-soi dans toutes les langues que l’on peut soupçonner. La plus haute décence est celle de la Beauté !

Cette urgence vitale de beauté, dans un monde profondément injuste et atroce, se nourrit de la douleur de la perte et de l’exil. Tous les lycéens de France ont appris que la poésie de Baudelaire reflète sa déréliction et son dégoût du monde, qui engendrent le « spleen » et un sentiment permanent d’oppression et d’étouffement que Baudelaire a décrit en des vers célèbres, tels :

Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle
Et que de l’horizon embrassant tout le cercle

mais, pour Chamoiseau, les mots de Baudelaire traduisent également la servitude des esclaves arrachés à leur terre et à leur dignité d’homme, prisonniers de la plantation et d’un horizon inexorablement bouché, qui les enfermait sur une île où ils avaient été transportés de force sans espoir d’en échapper autrement que par la mort, au point que de nombreux esclaves, y compris sur les navires négriers, renonçaient à une vie qui ne valait pas la peine d’être vécue et se laissaient dépérir. La poésie est un moyen non d’affronter la Mort, que nul ne peut vaincre, mais de la dompter pour qu’elle contribue à faire triompher la Vie. Le conteur antillais (dont Chamoiseau a fait le thème de ses deux derniers ouvrages » La nuit, le conteur et le panier » et « Le vent du nord dans les fougères glacées ») exerce son art lors des veillées funèbres, pour tenir la Mort à distance des vivants mais aussi pour que la Mort elle-même les guide à travers les ténèbres de la nuit de deuil, tout en les confrontant à leur propre mortalité, au seuil d’une altérité impensable. Ainsi que le conteur antillais, Baudelaire se confronte et s’adresse à la Mort pour donner sens à la Vie :

Ô Mort, vieux capitaine, il est temps ! levons l’ancre !
(…)
Nous voulons, tant ce feu nous brûle le cerveau,
Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu’importe ?
Au fond de l’Inconnu pour trouver du nouveau !

La poésie de Baudelaire naît d’un refus de l’ennui atroce de la banalité des jours et des convenances sociales (qu’incarnait un beau-père détesté) et d’une volonté de se prêter à toutes les expériences (« peu importe le flacon pourvu qu’on ait l’ivresse ») pour, par le miracle de la parole poétique, ressentir le frisson de la Beauté jaillissant de convulsions inouïes. La Beauté de Baudelaire est au-delà du beau et du laid et aussi au-delà du bien et du mal ; elle est une expérience des limites. Or les esclaves arrachés à l’Afrique puis enfermés dans la plantation ont également connu une expérience des limites, l’une des plus terribles de l’Histoire. Cette épreuve fut au-delà des forces de la plupart d’entre eux, qui se résignèrent ou succombèrent ; quelques-uns parvinrent à fuir et à former des communautés libres, dans les hauteurs des montagnes couvertes d’une jungle luxuriante (ceux qu’on appela les nègres marron et, lors d’une escale avec la marine nationale à l’île Maurice, on me montra une falaise escarpée d’où les nègres marron se jetaient dans la mer plutôt que d’être repris) mais d’autres, bien plus rares, résistèrent au sein même de la plantation à travers le miracle de la parole du conteur et du vivre en état-poétique. De même que la poésie de Baudelaire, qui tisse des correspondances entre la mer et la musique, entre la souffrance d’être et le souffle de la beauté :

La musique souvent me prend comme une mer !
(…)
Je sens vibrer en moi toutes les passions

D’un vaisseau qui souffre ;


la parole du conteur antillais est née de l’océan, qui a précipité des milliers d’hommes, après qu’ils furent jetés de force dans la cale du navire négrier, dans l’Inconnu d’un arrachement brutal à leur terre et à leurs communautés, et de la musique polyrythmique des tambours, dans l’espace d’une « larronde » où quelques esclaves, à la fois plus sensibles et plus forts que d’autres, parvinrent à l’état-poétique et s’émancipèrent en réinventant  leur humanité dans la création :

Baudelaire-Jazz [70] : Le vivre-en-état-poétique investit ce que l’ordre dominant offusque, insulte ou invalide. Peu importe que cet ordre soit esclavagiste, bourgeois ou bien capitaliste ! Un dominé qui canalise son existence en état-poétique transcende les impossibles qui scellent sa condition. Il accède à ce que l’on pourrait appeler l’ » esprit de création ». Avec un tel esprit, la pratique ordinaire de la vie devient une estime célébrante, laquelle déclenche en toutes choses, comme avec vous, monsieur Baudelaire, une bouffée d’infini, et donc : une émancipation ! 

Ainsi, dans un raccourci saisissant, Patrick Chamoiseau esquisse une parenté d’âme entre le conteur antillais et Baudelaire, comme des frères qui s’ignoraient. Est-il toutefois exact que Baudelaire fut un frère d’âme des esclaves ? On sait qu’il a vu les plantations esclavagistes (il y a même séjourné) et rencontré des propriétaires, des esclaves ainsi que des affranchis ; on sait, grâce à un travail d’archives mené à La Réunion par des universitaires, que la belle Dorothée n’est pas un personnage symbolique imaginé par Baudelaire mais une femme qui a réellement existé et que Baudelaire a fréquentée (puisqu’il est documenté qu’une femme affranchie, nommée Dorothée Dormeuil, a racheté, à une date coïncidant presque avec le départ vers la France de Baudelaire sur le paquebot « Alcide », la liberté sa sœur Marie, âgée de 10 ans, à son maître Edouard Lacaussade) :

Dorothée est admirée et choyée de tous, et elle serait parfaitement heureuse si elle n’était obligée d’entasser piastre sur piastre pour racheter sa petite sœur qui a bien onze ans, et qui est déjà mûre, et si belle ! Elle réussira sans doute, la bonne Dorothée ; le maître de l’enfant est si avare, trop avare pour comprendre une autre beauté que celle des écus !

Baudelaire, qui disposait du pécule donné par sa famille pour le voyage, lui a sans doute remis l’argent nécessaire au rachat de la liberté de sa sœur mais Baudelaire, dont la personnalité était complexe et troublée, a aussi exprimé des sentiments très ambivalents vis-à-vis de l’esclavage. Ainsi, le poème « La vie antérieure » des Fleurs du Mal (que Chamoiseau ne fait qu’effleurer en évoquant pudiquement des angles morts dans la vision du monde de Baudelaire) décrit la plantation esclavagiste comme un paradis perdu, avec la nostalgie de celui qui a connu, lors de son séjour en océan Indien, le plaisir langoureux de vivre au soleil des tropiques sans se soucier de rien, avec des esclaves à son service, et n’en manifeste aucune culpabilité.

J’ai longtemps habité sous de vastes portiques
Que les soleils marins teignaient de mille feux,
Et que leurs grands piliers, droits et majestueux,
Rendaient pareils, le soir, aux grottes basaltiques.

Les houles, en roulant les images des cieux,
Mêlaient d’une façon solennelle et mystique
Les tout-puissants accords de leur riche musique
Aux couleurs du couchant reflété par mes yeux.

C’est là que j’ai vécu dans les voluptés calmes,
Au milieu de l’azur, des vagues, des splendeurs
Et des esclaves nus, tout imprégnés d’odeurs,

Qui me rafraîchissaient le front avec des palmes,
Et dont l’unique soin était d’approfondir
Le secret douloureux qui me faisait languir.

En contraste avec cet univers de « calme et volupté », la ville moderne apparaît comme un cloaque, convulsif et frénétique. Je suis persuadé, parce que je l’ai moi-même ressenti à mon retour en France après avoir vécu trois ans en Polynésie, à Tahiti (de 1989 à 1992, pendant mes années de lycée), que le spleen baudelairien n’est que la certitude d’une autre vie possible, et d’une nostalgie lancinante pour un autre monde qu’il a connu… La critique littéraire a trop tendance à considérer exclusivement Baudelaire comme le poète de Paris, de la modernité et de la foule urbaine où le poète, désemparé comme l’albatros, perdu et plein d’amertume, tente de se raccrocher, avec la force de l’ironie, à la bouée de la Beauté mais les tableaux parisiens (des poèmes en prose ou des Fleurs du mal) ne prennent pleinement leur sens qu’en opposition au monde créole, où Baudelaire a vécu quelques mois, en océan Indien. Cette dimension fondamentale n’est pas la nostalgie vaine et livresque de qui soupire après les paradis perdus (de l’enfance ou de l’Eden biblique), mais une interrogation ontologique (que Rimbaud renouvellera avec encore plus de force quelques années plus tard) sur la civilisation occidentale, sur son rapport au temps (obsession baudelairienne) et aux hommes (notamment les parias : les pauvres, les fous, les mendiants, etc.), qui me semble trop souvent oubliée car elle est essentielle pour comprendre l’œuvre et l’homme. De même, on oublie souvent la présence omniprésente à ses côtés de Jeanne Duval, jeune femme créole d’origine haïtienne, actrice et prostituée, qui inspira à Baudelaire quelques-uns des poèmes sensuels et licencieux qui valurent aux Fleurs du Mal un procès pour outrage aux mœurs. Chamoiseau souligne l’importance de Jeanne Duval dans la vie et l’œuvre de Baudelaire, comme un lien vivant (« tout le lointain mobilisé et maintenu dans l’ici ») qui a attaché son destin à la créolité et aux Antilles, et lui a permis de s’émanciper des règles de la morale bourgeoise, qu’il abominait, et de créer les conditions de sa liberté, qui est l’esprit même du jazz et donne son sens au titre du livre.

Grâce à Patrick Chamoiseau, qui a parfaitement identifié et dévoilé le lien charnel entre Baudelaire et la réalité créole, les lecteurs métropolitains de l’œuvre poétique de Baudelaire puiseront dans « Baudelaire-Jazz » une compréhension nouvelle, qui avait sans doute échappé à ceux qui n’ont jamais été zoreil. A titre personnel, moi qui ai vécu trois ans en Polynésie (dans mon adolescence) puis ai connu deux affectations avec la marine nationale à La Réunion (un an) et en Martinique (deux ans), je reconnais l’empreinte de la créolité dans de très nombreux poèmes des Fleurs du Mal, recueil qui n’aurait jamais existé sans le long voyage en bateau imposé par le général Aupick pour éloigner son fils adoptif dans le but de l’intéresser au commerce, et aussi sans doute avec l’espoir inavoué qu’il refasse sa vie sur l’île Bourbon ou aux Indes et ne revienne jamais…

Mais « Baudelaire Jazz » n’est pas uniquement un livre de réflexions ou de méditations sur Baudelaire, ni même un livre d’évocation ou d’hommage. Patrick Chamoiseau, et également Raphaël Imbert qui signe une très belle postface en plus de l’album musical dont l’édition offre un lien QR code (qui mériterait sans doute une petite note sur Muzibao !), sont deux authentiques et grands artistes qui parviennent à susciter la présence de Baudelaire à travers leurs mots et leurs notes, pour une rencontre fraternelle par-delà les siècles et les rives de l’Atlantique :

Baudelaire-Jazz [113] : Charles Baudelaire – frère-douleur, frère-vision, ami considérable, poète de l’individuation, de la ville, de l’Ailleurs et des plus nobles visites -, ce combat, cette musique, tu les portais en toi, c’est pourquoi tu te trouves, depuis déjà longtemps, bien installé à nos côtés, dans nos joies, dans nos rires, dans nos danses, dans l’envol de nos chants… Que tombent les murs !

Eric Eliès