Trois poètes polonais, vifs et profonds, en écho à la présidence polonaise du Conseil de l’U.E, traduits par Liliana Orlowska
Julia Fiedorczuk
Compost
Petits êtres qui mangent le corps des feuilles sur le sol de la forêt.
Je broie entre mes doigts une motte de terre froide,
la cendre remplit le niveau à bulle d’une carte exotique.
Dans mes artères un concert de musique inconnue,
bruissement du sang et de vie qui m’accueille temporairement telle une rivière
la feuille inattendue :
voyage cahoteux en contrebas des chutes étincelantes avec vue sur le ciel.
Je m’allonge sur la mousse.
Plomb du ciel découpé par les nervures des branches,
soleil blanc, vent, mouvement d’ailes,
insignifiant, yeux, griffes et plumes,
insignifiante étincelle au cœur des ténèbres.
Inspiration et expiration. Inspiration et expiration
hors de moi,
parce que je suis l’inflexion d’une immense bâche du temps,
j’habite l’exil,
ride à la surface de l’eau obscure comme le silence.
Une feuille se jette dans la rivière, et la rivière dans la mer.
Les anémones de mer ont fleuri la mer en rouge.
Par-delà cette étonnante prairie, sous la voûte d’une vague,
des poissons indifférents se meuvent lentement.
Sorella la luna
Lumière prodigieuse dans cette nuit grandiose.
Qui n’a pas de source.
Qui ne faiblit pas.
Visage de la lune barré par les lignes des branches,
labeur de la fourmi qui sans répit
monte vers le ciel.
Parce que la fourmi fait partie du cycle de l’évolution,
la danse des vieux pins dans cette sombre cathédrale,
où une obscurité en rejoint une autre.
Parce qu’une feuille aussi fait partie du cycle de l’évolution,
juste vivre et mourir, vivre et mourir,
vivre et mourir lentement telle une étoile. Celles-ci nous fascinent,
infimes explosions de l’âme immense du monde,
qui n’a pas de source et qui grandit.
Maman, combien graaande est cette musique !
A la jonction des saisons,
dans le temps transparent comme un menu cristal de sable,
la tendresse du hérisson qui dort tout près du pouls de la terre.
Haut entre les branches chuchotements et appels.
Premiers pétales de neige sur les joues d’un enfant,
lorsque nous courons chercher un cadeau :
un novembre étoilé
au-dessus de Narew. *
*une rivière, affluant de la Vistule, aussi un parc national au nord-est de la Pologne.
Poème
Des songes égarés concernaient l’avenir de verre
de l’acier inodore des lumières colorées
dans cette variante j’avance vers toi à travers la forêt
au travers d’un vert frais de la vallée
de grandes eaux ne parviendront pas à apaiser l’amour
dans cette variante j’avance vers toi à travers une décharge
sachets, bouteilles en plastique, vieux sièges d’automobiles
oh, sérieux ?
le figuier a donné une ébauche de fruits
mais eux envisagent déjà d’en faire quelque chose
vert frais de la vallée
des songes égarés concernaient des contours simples de la victoire
c’est tout
sans nuances
vivons maintenant puis nous verrons
dans cette variante j’avance vers toi à travers la ville
grisaille pleine de lumières humides moi je te les apporte
petites billes d’argent
des songes égarés concernaient des villes superbes
mon bien-aimé est à moi, et je suis à lui
nous avons un chien un frigidaire un écran à plasma et un bouddha
l’amour est bon pour la santé
et la longévité
dans cette variante j’avance vers toi à travers l’eau et me noie
avant notre rencontre
Julia Fiedorczuk (née en 1975) est écrivaine, poète, traductrice et chargée de cours à l’université de Varsovie en littérature américaine. De nombreux recueils de poésie: Bio, Planeta rzeczy zagubionych (Planète des choses perdues), Tlen (Oxygène). Ses textes ont été traduits en vingt langues. Lauréate du prix Wisława Szymborska pour Psalmy (Psaumes, 2018). A publié un roman Pod słońcem (Sous le soleil) en 2020. Membre de l’Association for the Study of Literature and Environment (ASLE).
Traduit par Liliana Orlowska en collaboration avec Pierre Zeidler.
Pierre Zeidler (né en 1956 à Strasbourg) est poète, musicien, comédien et peintre.
Maciej Niemiec
Blanc insaisissable
1
Janvier, la neige, ma question qui y-a-t-il plus loin, derrière les étoiles,
et le Père qui m’explique avec embarras que là-bas il n’y a rien,
l’espace sans fin, l’infini. C’était il y a bien longtemps
puis vint un moment, une saison, où j’avais mûri
à la colère, puis à l’indifférence, à un accord avec moi-même,
le destin sera une sombre transcription sur des feuilles blanches,
à l’inverse du destin des étoiles qui blanchissent au cœur d’une nuit sombre.
2
Qui m’a aidé à croire qu’il y a peut-être quand même quelque chose ?
Je pense à présent que c’était aussi le père, me disant brièvement et
visiblement sans foi que sans doute Dieu existe, qui est…
il n’a pas fini sa phrase, l’une des deux
qui me donnaient plus que je ne pouvais accueillir ou rejeter
à l’époque. C’était il y a bien longtemps. Varsovie, années cinquante.
Des ruines encore présentes à chaque coin de rue, les tramways, la nostalgie.
Je ne comprenais pas. Peut-être maintenant comprendrais-je mieux mais
je ne vois pas la nécessité. Je sais que je devrais.
3
L’enfance forme un modèle qui évolue en une équation
ou il se désintègre et on n’arrive plus à la résoudre.
Tsadik
Je m’égare dans mon art,
Mais à la façon d’un télescope – dans les deux sens.
Présence lunatique des nuages,
Immenses et lointains comme des villes ;
Indéfinis, sans appartenance.
Détails plus proches : ongle mal coupé,
cheveu blanc sur une nappe couleur de vin séché.
Jours et nuits on parvient à les traverser, mais matinées et soirées vides et longues.
A la lumière d’une lampe je lis avec difficulté.
S’éloigne ce qui fut sombre, inconnu, inadmissible.
S’approche ce qui sera clair, inconnu, inadmissible.
L’air tremble comme s’il était mien.
Des préparatifs pleins d’obstacles, mais le voyage toujours possible.
Des objets profitent en silence de mon inattention,
ils se déplacent aux endroits mêmes où ils étaient.
Des rideaux successifs dévoilés, encore une porte ouverte,
mais je n’en verrai pas plus, peut-être verrai-je le même différemment.
Des portes, sans doute il y en a davantage, peut-être sont-elles collées
les unes aux autres par strates,
ou bien soudées les unes aux autres dans une trop longue durée close.
– Pourquoi tout si tard ? –
Car tout vient toujours tard, ou trop tôt.
Lorsqu’il portait dans les mains son visage
offert par Dieu, il sentait que sans être banquier
il n’avait nulle chance de devenir un vrai failli.
Malheureusement, il ne s’intéressait qu’à l’écriture. Sans avoir femme, malgré toutes ces femmes ; presque sans disciples. – Avec l’âge, de moins en moins ;
mais les miracles qu’il accomplissait, étaient comme ils devaient être,
invisibles.
Il disait souvent : – La première phrase sur la Grâce fut écrite par ce vieux Grec :
La foudre gouverne tout. –
Vague
Elle vient de l’intérieur comme de l’extérieur,
Frappe, se retire, et frappe.
La désagrégation arrive de l’intérieur comme de l’extérieur.
Elle grandit avec l’âge, tel un arbre, vers l’intérieur comme vers l’extérieur.
Des paroles simples et aimables, ne signifiant rien –
c’est tout ce qui reste à raconter.
Non pas sur le fond de la mer, le fond de la mer lèche
Ce qui cherche à être assouvi.
En parlant avec toi je marche, ici nul paysage visible.
Pour autant qu’on sache ce que sont les éléments,
presque jamais ils n’agissent ensemble, à l’exception de trêves momentanées.
L’arme rendue à leur garde. La garde rendue à leur arme.
Qui reconnaîtra le geste qui va les concilier, nous appellera
comme des premiers. Ainsi viendrons-nous ?
Il faudrait décrire à nouveau ce que les autres ont accompli, hier
Ou bien il y a mille ans de cela.
Dernier, nouveau. Répétition, simplification,
Enfin le silence, mais la parole qui ne peut résonner n’en est pas à son terme.
Il faudrait détruire les lèvres, les miennes comme les tiennes.
Nuls médiateurs dans cette affaire. Seuls des exécutants.
Faut-il vraiment en parler ? Est-ce une histoire ?
En hommage à Maciej Niemiec
Poèmes tirés du recueil posthume « Geranium » (Instytut Mikołowski, 2014)
Traduit par Liliana Orlowska.
Maciej Niemiec (1953-2012) est poète, écrivain et traducteur polonais qui a vécu à Paris.
En Pologne, il collabora avec Zeszyty Literackie, et en France avec la revue Po&sie. Il traduisit les poèmes de M. Deguy, Ch. Baudelaire et P. Eluard. Il fut traduit en français par Fernand Cambon (Le quatrième roi mage raconte, Trente poèmes pour une femme) et par Jacques Burko (Trois poètes polonais : Maciej Niemiec, Jacek Podsiadło, Tomasz Różycki).
Krzysztof Czyżewski
et si
la mort n’existait pas
celle sans prénom sans visage sans cœur ?
si la mort était née avec toi
en toi éclose ?
si votre double racine était
cette seconde aile ?
et si en elle vivait ta lumière ?
peut-être que ta mort
ne meurt pas ?
peut-être que lorsque ton cœur s’arrêtera
elle s’en ira plus loin ?
peut-être qu’elle emportera tout
ce qu’elle a aimé en toi ?
***
En cette journée mondiale de la poésie
Odessa est en feu, il y a des morts à Gaza
le racisme sort de son trou
des oligarques investissent dans le fascisme
des lâches au pouvoir s’amusent à la guerre et à la paix
en jouant aux cartes la vie des autres
en cette journée mondiale de la poésie
des drones tuent la métaphore, la métonymie est violée par la barbarie
le confort des riches, la peur des pauvres astreignent la parole au silence
et le point d’exclamation est fusillé devant des millions résolument silencieux
ils souhaitaient pourtant sublimer la douleur et le mal par la beauté
un discours altier destiné à ceux que l’on brime et qu’on amoindrit
mais, comme chaque année en ce monde, la fête de la poésie
est un jour ordinaire
(mars 2025)
Poèmes traduits par Liliana Orlowska en collaboration avec Pierre Zeidler.
Pierre Zeidler (né en 1956 à Strasbourg) est poète, musicien, comédien et peintre.
Krzysztof Czyżewski (né en 1958 à Varsovie) est poète, essayiste, traducteur, rédacteur et metteur en scène. Cofondateur de la fondation Pogranicze (Borderland) et du Centre « Pogranicze – sztuk, kultur, narodów » à Sejny, ainsi que du Centre international du Dialogue à Krasnogruda. Initiateur de programmes de dialogues culturels à travers le monde, professeur de l’université de Bologne et de Rutgers university. Auteur d’essais et de recueils de poésie. Il publia Żegaryszki (haikus), W stronę Xenopolis (En direction de Xenopolis) et łza klauna (Larme d’un clown), poème sur la guerre en Ukraine traduit en plusieurs langues. Il a reçu de nombreux prix, entre autres, le Prix Dan David Prize, le Prix Princesse Margrit (Amsterdam) et le Prix du Dialogue (Berlin).
Liliana Orlowska (née en 1973 à Varsovie), est une traductrice littéraire et historienne d’art vivant à Strasbourg, également auteure et dessinatrice. Elle traduit à la fois en français et en polonais : la poésie et la littérature contemporaine, ainsi que des textes en lien avec l’art. Elle a travaillé, entre autres, à la Librairie polonaise de Paris, et auprès des Musées de la ville de Strasbourg.
J’adresse mes vifs remerciements à Freddy Raphaël, Pierre Zeidler et Laurent Pinon, pour leur relecture et leur soutien fidèle.
Dossier préparé par Liliana Orlowska et suivi par Isabelle Baladine Howald.