Juan L. Ortiz, traductions inédites de Jean-René Lassalle


Jean-René Lassalle propose ici un jeu de traductions inédites et une présentation de l’œuvre du poète argentin Juan L. Ortiz



C’était un après-midi gris et sec.
Mais septembre déjà lui donnait
je ne sais quelle grâce d’enfance : ou mieux, d’adolescence.
Quel parfum de jeunesse, de quinze ans, flottait ?
Quelle secrète nostalgie qui désirait bleuir ?

Septembre, grâce ailée
en une sècheresse grise avec ses fines tiges.

À la fin tout fut
confuse solitude azurée et sable.
Les enfants, de quel monde, dansaient des rondes
sur un fond d’ilots de cendres ?

Un vent d’illusion pâlissait la poussière.

Source : Juan L. Ortiz : El alamo y el viento, Buenos Aires 1948. Traduit de l’espagnol (Argentine) avec interlinéaire et original par Jean-René Lassalle.


Era una tarde gris y seca.
Pero septiembre ya le daba
no sé qué gracia infantil: mejor, adolescente.
Qué aroma de niñez, de quince años vagaba?
Qué secreta nostalgia que quería azularse?

Septiembre, gracia alada
en la sequedad gris con varas finas…

Al final fue todo
una soledad celeste vago y arena.
Los niños, de qué mundo, jugaban a la ronda
sobre un fondo de islas de ceniza?

Un viento de ilusión hacía más pálido el polvo.

Source : Juan L. Ortiz : El alamo y el viento, Buenos Aires 1948.

*

Entre les arbres logerait un mince bonheur,
terminal, à peine vert, qui est une pensée
aussi, fluide pensée des arbres,
lumière conçue par eux dans le crépuscule ?

Images obscures, les oiseaux vacillent
puis détachent des phrases timides des rameaux :
limpide voix frêle de cette pensée
qui veut se cristalliser parce qu’elle commence à souffrir.

Souffrir pourquoi ? Voletant elle tremble face aux nuages,
anxieuse de disparaître, de mourir, malgré
la gravitation déjà sensible de certaines
étoiles, et l’appel spectral des fleurs.

Source : Juan L. Ortiz : El alba sube…, Buenos Aires 1937. Traduit de l’espagnol (Argentine) avec interlinéaire et original par Jean-René Lassalle.


Hay entre los árboles una dicha pálida,
final, apenas verde, que es un pensamiento
ya, pensamiento fluido de los árboles,
luz pensada por éstos en el anochecer?

Imágenes oscuras, los pájaros, vacilan
y quiebran, al fin, tímidas frases entre las hojas:
la pura voz delgada de ese pensamiento
que quiere concretarse porque empieza a sufrir.

¿Sufrir por qué? Alado, tiembla hacia las nubes,
miedoso de perderse, de morir, a pesar
de la gravitación ya sensible de algunas
estrellas, y del llamado espectral de las flores.

Source : Juan L. Ortiz : El alba sube…, Buenos Aires 1937.

*

J’allai à la rivière et la sentis
proche de moi, face à moi.
Les branches avaient des voix
qui ne m’atteignaient pas.
Le courant disait
des choses que je ne comprenais pas.
Le tourment me saisissait presque.
Je voulais la connaître,
percevoir ce que contait le ciel vague et pâle en elle
avec ses longues syllabes premières,
mais je ne pouvais.

Je m’en retournai
– était-ce moi qui revenait ? –
dans l’angoisse trouble
de m’éprouver seul devant des énigmes ultimes.
Soudain en moi je sentis la rivière,
elle ruisselait en moi
avec ses rives frissonnantes de signes,
ses reflets profonds finement étoilés.
La rivière s’écoulait en moi avec ses ramures.
Je devenais rivière à la tombée du jour,
et les arbres en moi soupiraient
et le sentier et les herbes s’éteignaient en moi.
Une rivière me traversait, me traversait la rivière…

Source : Juan L. Ortiz : El angel inclinado, Buenos Aires 1938. Traduit de l’espagnol (Argentine) avec interlinéaire et original par Jean-René Lassalle.


Fui al río, y lo sentía
cerca de mí, enfrente de mí.
Las ramas tenían voces
que no llegaban hasta mí.
La corriente decía
cosas que no entendía.
Me angustiaba casi.
Quería comprenderlo,
sentir qué decía el cielo vago y pálido en él
con sus primeras sílabas alargadas,
pero no podía.

Regresaba
—¿Era yo el que regresaba?—
en la angustia vaga
de sentirme solo entre las cosas últimas y secretas.
De pronto sentí el río en mí,
corría en mí
con sus orillas trémulas de señas,
con sus hondos reflejos apenas estrellados.
Corría el río en mí con sus ramajes.
Era yo un río en el anochecer,
y suspiraban en mí los árboles,
y el sendero y las hierbas se apagaban en mí.
Me atravesaba un río, me atravesaba un río !


Source : Juan L. Ortiz : El angel inclinado, Buenos Aires 1938.

*

Le village sous les nuages

Il dort le village. Est-il réel sous cette lumière
légèrement neigeuse de jardin ouaté
qui flotte, s’ouvre et se referme sur les rues désertes
dans une fantasmagorie de pureté enfantine ?

Je sais oui que les choses, seulement les choses, seules
s’illuminent dans cette irradiation aérienne
immaculée – Grands cygnes éphémères
sur un rêve de chaux et feuillage ?

Source : Juan L. Ortiz : El angel inclinado, Buenos Aires 1938. Traduit de l’espagnol (Argentine) avec interlinéaire et original par Jean-René Lassalle.


El pueblo bajo las nubes

Duerme el pueblo. ¿Es ello cierto bajo esta luz
casi nevada de un jardín algodonoso
que flota, se abre, y ciérrase sobre las calles solas
en una fantasía toda infantil de pura?

Yo sé, oh, que las cosas, sólo las cosas, sólo
se iluminan en esta irradiación alada
y cándida—Grandes cisnes efímeros
sobre un sueño de cal y de follajes?

Source : Juan L. Ortiz : El angel inclinado, Buenos Aires 1938.


 

Juan Laurentino Ortiz (1896-1978) est un poète argentin. Né dans la forêt de Montiel, il ira à Buenos Aires pour étudier la philosophie puis participer à la bohème littéraire, mais il retournera ensuite définitivement dans sa province d’Entre Rios. Bien que proche de mouvements politiques de gauche, il vivra plutôt isolé dans une nature sauvage, ne quittant l’Argentine qu’une fois, pour un voyage en Chine, devenant une figure légendaire avec sa longue silhouette maigre penchée sur les cours d’eau et sa cigarette embouchée sur un segment de canne à sucre. Influencé par le symbolisme français, le modernisme sud-américain et l’aspect contemplatif de la poésie chinoise ancienne, ses propres poèmes incluent les rivières et les arbres dans l’histoire sociale de sa province : ainsi dans son long poème le plus célèbre « Le Gualeguay » (presque 2600 vers) qui retrace les évènements historiques le long des rives de ce fleuve. Longtemps il a fabriqué ses livres lui-même avec des textes minuscules au centre de grandes pages blanches, ce qui a retardé leur diffusion, prise en main par ses amis intellectuels, mais encore freinée par la dictature qui brûla ses livres en 1976. Il est actuellement redécouvert comme un des maîtres de la poésie sud-américaine et il vient d’être édité remarquablement en livre par les éditions Trente-trois morceaux de Lyon.


Bibliographie sélective

El alba sube… (1937)
El ángel inclinado (1938)
La rama hacia el este (1940)
El álamo y el viento (1948)
El aire conmovido (1949)
La mano infinita (1951)
La brisa profunda (1954)
El alma y las colinas (1956)
De las raíces y del cielo (1958)
En el aura del sauce (1970)
Obra completa (2005)


Traduction en français
Le Gualeguay, éditions Trente-trois morceaux, 2022. Traduction de Guillaume Contré et Vincent Weber. Bilingue espagnol/français.


Sitographie

Sur le site Fabula des informations en français sur Juan L. Ortiz

Une présentation en anglais du volume de l’œuvre complète de Juan L. Ortiz

Une petite vidéo rare d’une minute avec Juan L. Ortiz en noir et blanc où on le voit se promener dans la forêt et où on l’entend réciter un de ses poèmes

Un article en espagnol sur les relations entre la poésie de Juan L. Ortiz et le bouddhisme zen, par la poète mexicaine Tania Favela, dans la revue Acta Poetica


Dossier et traductions inédites des Jean-René Lassalle