Ornel Colomb explore pour « Poesibao » le dernier livre d’Yves di Manno, « Lavis », « pages rassemblées qui sont plus qu’un simple recueil ».
Yves di Manno, Lavis, Flammarion, 2023, 140 p., 17€.
Le dernier livre d’Yves di Manno a une importance particulière : il vient, lit-on en 4e de couverture, « mettre un terme tardif à son parcours poétique, entamé avec Champs en 1984 ». Par ce geste d’adieu à l’écriture (qui coïncide avec un autre et dramatique adieu, dont témoigne la dédicace à un fils récemment disparu), l’auteur rassemble la plupart des poèmes écrits durant la dernière décennie : deux minces recueils, augmentés de livres d’artistes et de quelques inédits. L’art poétique au passé qui lui sert d’exergue prend donc une valeur quasi olographique. Di Manno y rappelle ce qui a été le moteur de sa poésie, la tension vers « une mémoire plus vaste que la [s]ienne » – et l’on pense à Kambuja (Flammarion, 1992), qui s’emparait d’un matériau anonyme, les stèles de l’empire khmer, pour élaborer une vaste épopée collective dans laquelle l’auteur s’effaçait. Il y dit aussi l’attente d’une autre forme, à inscrire « au revers d’une / vie nouvelle », ou augurant « d’un temps sans dessein. »
Ce qui fait des pages ainsi rassemblées plus qu’un simple recueil, c’est l’omniprésence des arts plastiques, peinture ou photographie. Hormis un hommage au poète étasunien Jack Spicer, ils sont à l’origine et fournissent la matière de la plupart des poèmes. Ceux-ci ne cherchent pas à décrire l’œuvre ; ils n’en usent pas non plus seulement comme d’un moyen d’invention. Ils sont plutôt le lieu d’une confrontation, sans esquive mais sans servilité, à un matériau étranger qui appréhende le monde d’une autre façon, occasion pour le poète d’approfondir les ressources et les pouvoirs de l’écriture. Même le poème inspiré par un livre, composé en agençant librement des fragments empruntés à trois textes de Nicolas Pesquès, semble écrit en regard d’œuvres peintes.
La principale section de ce livre est une reprise de terre sienne, publié en 2012 chez Isabelle Sauvage, qui marquait un retour à la poésie après des années consacrées à la traduction et aux essais. L’ouvrage a été écrit dans la contemplation de toiles dont l’auteur n’est pas ici précisé, qu’on apprend en consultant la première édition : Mathias Perez, un peintre abstrait familier du travail avec les poètes. En les arrachant à la circonstance, di Manno ne fait pas de ses poèmes de purs objets verbaux. La peinture y transparaît sans cesse, par les outils et les gestes du peintre, par la composition du tableau, souvent en diptyque, par les couleurs. Le pinceau fouille la matière ; l’œil entre dans la toile, une fenêtre aux battants ouverts sur un paysage où noir et vert s’affrontent ; une scène y affleure, un corps parfois, abîmé dans la terre noire, sous le vert profond d’une forêt – pourquoi ai-je plusieurs fois pensé au Cambodge martyr ? Le récit esquissé s’interrompt aussitôt, ou n’est donné qu’en creux : du drame ne reste que le paysage où il s’inscrivait, réduit à ses couleurs élémentaires.
Une autre section importante du livre, une série monotype, est tirée d’un recueil publié en 2014 chez Isabelle Sauvage, composé « en dialogue » avec des clichés d’Anne Calas, des autoportraits où la photographe joue avec le cadrage, le flou et les transparences. Ils ont inspiré à Yves di Manno une série de poèmes d’une belle puissance d’évocation. Comme dans terre sienne, il s’en tient au concret des images, au monde objectif qui y est fixé. Il en bannit toute mollesse, tout épanchement ; les sentiments y sont fermement tenus en bride ; mais ce sujet intime donne aux poèmes, comme malgré lui et par surcroît, une charge d’émotion secrète.
elle ôte de
la nuit au drap
mélangeant l’étoffe
à la peau
: grande surface
dégrisée
: combinaison
de soie (d’aisselles)
les cuisses écartées
de trois-quarts
(ou de dos)
Ce recueil fait de « pièces éparses » est pourtant d’une grande unité formelle. Presque tous les poèmes sont brefs, avec une prédilection pour les distiques et les vers isolés. C’est une poésie qui doit beaucoup à la coupe du vers, courte, qui désarticule la phrase. Celle-ci dévale lentement le poème sur ces marches étroites, dans un long déséquilibre, parfois suspendu par une virgule ou une parenthèse, jusqu’au dernier vers où elle trouve tout à coup son assise et son sens. Par la science du vers court et du blanc, par la recherche de l’objectivité et par une certaine austérité, ces poèmes m’ont souvent fait penser au Paul Louis Rossi des Cose naturali (Unes, 1991) – en plus abstrait, en accord avec les œuvres qui les ont inspirés :
un regard
suffirait
: un portrait
sur la toile
cirée dans l’angle
un vase vide
(à distance)
: une carafe
au bord
du lit
Ornel Colomb