Hans Bellmer, « Le corps et l’anagramme », lu par Jean-Claude Leroy


Jean-Claude Leroy pose autour de « Le Corps et l’anagramme » quelques questions importantes sur l’œuvre écrite et dessinée de Hans Bellmer


Hans Bellmer, Le corps et l’anagramme, préface de Bernard Noël, édition établie par Stéphane Massonet, éditions L’Atelier contemporain, 248 p., 2021 ; 25 €.

Peut-on désarticuler le corps humain aussi facilement que les mots peuvent s’anagrammer ? C’est semble-t-il la question que se posait Hans Bellmer, artiste ; lui qui à partir de 1933 s’attaque à l’autorité paternelle comme à l’autorité nazie. Fuyant l’Allemagne, il trouve en France à exister par des amitiés et un travail, se reliant à Georges Bataille aussi bien qu’aux Surréalistes ; André Breton, bien sûr, mais aussi à André Pieyre de Mandiargues, ou encore Gisèle Prassinos ou Nora Mitrani, toutes deux importantes dans son parcours.

Regroupés aujourd’hui, ses écrits, ainsi qu’une série de documents, des lettres principalement, adressées à René Magritte, Joë Bousquet, André Breton, Paul Éluard, Maurice Nadeau, pour citer les plus connus, ou Bernard Noël, alors qu’un essai de ce dernier, publié une première fois dans un hors-série de la revue Obliques en 1979, La langue du corps, sert de préface à ce bel ouvrage des éditions L’Atelier contemporain (qui comprend aussi un cahier iconographique).

En 1934, dans le n° 6 de la revue surréaliste Le Minotaure, deux planches présentent une série de photographies de la « poupée ». Soit une manière de récit visuel que propose celui dont son biographe lui-même, Peter Webb, ne peut décider s’il est davantage un écrivain qu’un dessinateur. « La main qui écrit est-elle au service de la main qui dessine », ou « les dessins sont-ils simplement des développements d’idées exprimées dans ses écrits ».

En 1936 est publiée La poupée aux éditions GLM (Guy Levis Mano), dans une traduction de Robert Valençay. S’il a fabriqué une poupée par morceaux, dans une optique propre à démantibuler ou à extravaguer le corps d’une jeune fille fictive qui veut apparaître, s’il l’a photographiée dans de multiples possibilités, Bellmer a aussi écrit ce texte qui fait surgir l’enfance et ses visions, ses confusions dérangées par des souvenirs prégnants. Si bien que les mots sont des images autant que les images sont déclaratives d’onirisme et de trouble. Avec cette poupée, il s’agit pour Bellmer d’ « Ajuster les jointures l’une à l’autre, soutirer aux boules et à leur rayon de rotation l’image des poses enfantines, suivre tout doucement le contour des vallons, goûter le plaisir des arrondis, faire des choses jolies, et répandre non sans quelque ressentiment le sel de la déformation. Enfin, se garder de rester immobile devant le mécanisme intérieur, effeuiller les pensées retenues des petites filles, et rendre visible, de préférence par le nombril, le tréfonds de ces pensées… » Pensées de la jeune fille, pensées d’un désir qui ne se connaît pas encore.
Pour Stéphane Massonet, qui établit et présente cette édition, « la poupée est un organisme hybride entre l’objet et la sculpture, infiniment manipulable et transformable à souhait. Au-delà de l’esprit de révolte contre le père et la montée du nazisme en Allemagne, la poupée est avant tout œuvre de mélancolie et d’‘‘inquiétante étrangeté’’, mêlant désir et pulsion de mort, merveilleux et cruauté, quotidienneté et invraisemblance. »
On y peut lire aussi sa Petite anatomie de l’inconscient physique ou l’anatomie de l’image, texte que publia en son temps (1957) Éric Losfeld à son enseigne du Terrain vague, sans doute le texte de lui qui a le plus circulé, dont le premier paragraphe enfonce le clou de son questionnement récurrent, moteur de son art par ailleurs si précis et envoûtant :
« Je pense que les différents modes d’expression : pose, geste, acte, son, mot, graphisme, création d’objet…, résultent tous d’un même ensemble de mécanismes psycho-physiologiques, qu’ils obéissent tous à une même loi de naissance. L’expression élémentaire, celle qui n’a pas de but communicatif préconçu, est un réflexe. À quel besoin, à quelle impulsion du corps obéit-il ? »

On sait que son outil préféré pour œuvrer graphiquement était le crayon, la mine de plomb taillée pointue, la feuille quadrillée (Cf. le texte d’André Pieyre de Mandiargues, Le trésor cruel de Hans Bellmer, Le Shinx-Veyrier, 1980), élève lointain des grands maîtres, admirateur de Seurat, Bellmer est d’abord un dessinateur, et sans doute le dessin était-il pour lui, comme le suggère Bernard Noël, « la langue de l’immédiateté / la langue du corps. »
Dans une époque qui aimerait parfois tout résoudre sous les traits de l’univocité hégémonique, derrière une œuvre un rien sulfureuse qui résonne de ses ambiguïtés suggestives, cet ensemble d’écrits nous rapproche d’un artiste longtemps resté mystérieux, jusqu’à nous le rendre un rien familier.

Jean-Claude Leroy

Hans Bellmer, Le corps et l’anagramme, préface de Bernard Noël, édition établie par Stéphane Massonet, éditions L’Atelier contemporain, 248 p., 2021 ; 25 €.