En complément de l’entretien qu’il a accordé à Isabelle Baladine Howald, Jean-Christophe Bailly a offert cet inédit à Poesibao III
Lachsräucherei
S’il est vrai que les mots ne prennent vie qu’en étant éveillés à leur sens par la façon dont ils se succèdent, se combinent et s’articulent les uns avec les autres, il reste que c’est d’abord par eux que s’apprécie la tonalité propre à chaque langue. Et si nous ne pouvons aucunement restituer la façon dont ils sont apparus, la façon dont chacun d’entre eux s’est formé, si, ainsi que l’a écrit Wilhelm von Humboldt au début du XIXème siècle dans un essai où il parle de l’origine des langues comme d’un « prodige », « séparés par un intervalle immense de l’origine des langues, ne pouvant guère nous transplanter dans les idées et les sensations de ceux qui les premiers proférèrent ces sons (…), nous ne pouvons que rarement retracer avec exactitude les rapports délicats dont l’observation leur a fait allier certains sons à de certains objets » (Le prodige de l’origine des langues, p. 80), si, en d’autres termes, nous en sommes réduits avec eux à vérifier sans fin l’universalité de l’arbitraire du signe, il reste qu’au terme du très long voyage qu’ils ont accompli, ce sont eux qui nous donnent ce qu’il faudrait appeler le timbre de chaque langue, le « comment-la-langue-désigne » dont chaque langue dissémine la force et le secret.
Je me permettrais d’introduire ici un souvenir : en me promenant à Berlin un jour d’hiver dans le quartier de Pankow, il y a quelques années de cela, je fus attiré par des lettres à demi effacées qui figuraient sur le mur d’une petite usine comportant des hangars en bois et dominée par une cheminée de briques de section carrée. Il y avait, comme c’est souvent le cas avec de telles inscriptions, une sorte de beauté graphique dans ces lettres déjà anciennes qui accompagnaient bien l’accentuation à la fois nordique et Mitteleuropa du site, mais lorsque je les lus et compris qu’elles disaient Lachsräucherei, ce qui veut dire fumerie de saumon, je fus comme rattrapé et saisi par la cohérence qu’il y avait entre le son induit par le mot et ce à quoi il renvoyait, une odeur, un certain gras huileux, une forme de vie, des outils et des gestes associés à l’artisanat du fumage – une quantité de sens dont la puissance fictionnelle, entée sur la racine nordique Lachs qui est le laks des Scandinaves qu’on retrouve aussi dans gravlax, et prolongée par la terminaison en ei et son effet diminuendo, est considérable. Il ne s’agit là que d’une éclosion de sens instantanée, mais que je souligne à cause du lien quasi organique qu’elle a avec l’effet sonore du terme allemand. De tels exemples pourraient être multipliés à l’infini, y compris à partir d’un seul mot détaché, et cela bien sûr dans n’importe quelle langue, mais il ne faut justement pas passer sous silence le fait qu’avec Lachsräucherei on a affaire à un mot composé. Les mots composés existent dans la plupart des langues, s’accordant à leurs différents modes d’articulation. Citons au hasard poisson-chat ou oiseau-lyre, qui associent entre eux deux noms (et deux choses !), ou porte-manteau qui associe un nom et une forme verbale. La langue allemande, on le sait, non seulement stocke de grandes quantités de tels mots (Lachsräucherei en est un exemple) mais, de surcroît, favorise la création de nouvelles associations-contractions.
Mais ce qui compte et doit nous retenir dans le mot composé, c’est qu’il est une « micro-syntaxe » (Benveniste, II, p. 145) ou qu’il est en route vers le syntaxique, comme une étape intermédiaire entre la ponctualité du nom et la phrase proprement dite. Dans la logique de la relation qu’il pose entre des choses ou entre des choses et des actions, le mot composé peut apparaître comme une fruition accélérée de l’intenté. Dès lors, on pourrait considérer la phrase comme le déploiement de cette fruition, comme ce qui vient la plier en réponse à un vouloir-dire initial, ce qui nous projetterait dans une sorte de continuité entre la reconnaissance lexicale et l’organisation verbale proprement dite. Celle-ci, comme on sait, ne consiste pas à aligner des mots les uns après les autres pour former une sorte de mot composé géant qui fonctionnerait comme une liste, mais à identifier le sens, à partir de sa pulsion initiale, comme ce qui vient animer et réaliser la parole. Il y a dans la liste une indiscutable qualité de résonance, mais elle tourne en quelque sorte à vide. Pour répondre à la signifiance éperdue du monde, il faut plus que des mots, il faut une modulation, et cette modulation est la phrase, le chemin parfois ultra-court mais souvent tortueux qui va de l’intenté à ce qui est dit, tout en croisant la résonance : l’intenté va au-devant du retenti, mais il le traverse, et l’on peut dire que la qualité de la traversée dépend de la façon dont la phrase laisse agir en elle le pouvoir de la résonance, mais sans y succomber, puisqu’elle reste soumise à sa propre avancée, que celle-ci soit hésitante ou fougueuse.
Jean-Christophe Bailly