Très intéressée par le dernier livre de Jean-Christophe Bailly, Temps réel, Isabelle Baladine Howald a souhaité lui poser quelques questions.
Entretien avec Jean-Christophe Bailly :
« Imager la fuite »
« Ce qui tombe alors, et sous le sens
c’est cette vieille et résistante couche de choses
que la pensée s’épuise à rejoindre
alors même qu’elle file entre les doigts qu’elle n’a pas » (p 73)
Nous avons lu et beaucoup aimé ce livre de Jean-Christophe Bailly, Temps réel, paru récemment au Seuil. Nous lui avions consacré un article ici même. Jean Christophe Bailly y regroupe son travail de poète. Nous l’avions invité pour un numéro de la revue ANIMA, revue que je dirigeais alors, éditée chez Jacques Brémond, il y a quelques… décennies… et rencontré à cette époque chez Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy, début juillet un soir d’été, au bord de l’Aar. Il parlait très peu. Il avait peu publié mais son travail m’avait déjà frappée. C’est une manière de continuité, et de poursuivre aussi un travail sur littérature, philosophie et poésie longtemps mené à Strasbourg.
Nous avons souhaité évoquer son travail avec lui.
Isabelle Baladine Howald : – Que regroupe ce volume et que représente ce livre précisément dans votre travail qui est aussi celui d’un essayiste ?
Jean-Christophe Bailly : Temps réel réunit la plupart des textes approchant le poème, écrits depuis une trentaine d’années, hormis ceux, écrits en vue d’une suite organisée comme telle, qui ont formé Basse continue, publié quant à lui en 2000. Ils apparaissent dans l’ordre chronologique de leur écriture et répondent à des formats d’intention très différents les uns des autres, avec des moments relevant presque du carnet de notes et aussi des poèmes beaucoup plus formés, s’assumant non seulement comme des tentatives mais aussi comme des élans.
IB H : – La forme du poème, dans le sens d’un « brouillon général», notion empruntée à Novalis, qui propose l’exploration libre de la pensée comme du rêve dans des domaines aussi différents que les sciences ou la poésie– pour le résumer trop vite – est centrale pour vous depuis toujours. Cette forme, la pensée (« sont-ce des pensées ? »), la perception que vous en aviez, a-t-elle évolué avec le temps ?
JCh B : Cette notion de brouillon général est centrale pour moi en effet. Je ne crois pas qu’elle ait beaucoup changé entre le moment où j’en ai l’intuition et aujourd’hui. Je peux seulement percevoir qu’elle fonctionne de plus en plus ouvertement comme une protection contre l’autorité d’un genre constitué, en l’occurrence la poésie.
IB H : -Puisqu’on parle de la forme, suivent tout à la fin du livre – c’est aussi une forme d’écriture – quinze lignes parfois entrecoupées, avec un interligne plus grand entre elles à un moment, comme des signes, un texte non encore apparu, et au verso encore cinq lignes, des points, juste des points, c’est-à-dire quelque chose que l’on montre et aussi un suspens, voire un arrêt.
J’ai été intriguée aussi par ces points, j’ai pensé à une forme de braille pour les yeux, mais je suppose qu’il y a une autre signification ?
JCh B : l’idée de ces points de suspension étirés jusqu’à former une sorte de partition silencieuse est en fait très simple, il s’agissait de trouver une fin de livre qui soit le contraire d’une brusque interruption. L’idée d’une fin plus ou moins shuntée, par laquelle le langage, tout en se retirant le plus discrètement possible, ouvrirait un sillage. On pense à des équivalents musicaux, mais c’est aussi très visuel, il y a dans les pointillés une respiration que les tirets, par exemple, interdisent.
IB H : – j’ai été très frappée par ce qui est une phrase et une image, un bref extrait de film que je vois muet, une photographie en noir et blanc, un peu floue, « la fille Larousse qui soufflait des fleurs de pissenlit », cette fleur qui nous souffle littéralement dans la tête autant que devant les yeux, il me semble qu’elle symbolise à la fois le mouvement, l’enfance, le rêve mais aussi un rapport à la langue et à la lecture ?
JCh B : Peut-être aurais-je dû carrément reproduire l’antique logo des dictionnaires Larousse tels qu’ils existaient dans mon enfance, puisque c’est bien de cette image qu’il s’agit, et de la devise qui l’accompagnait : Je sème à tout vent. Il y a derrière cela l’idée de la dispersion, ou d’un essaimage actif, et aussi, je m’en rends compte, avec la jeune femme de profil, quelque chose d’une réminiscence de la Gradiva rediviva de la nouvelle de Jensen.
IB H :- On retrouve votre yole, cette barque qui figurait dans Tuiles détachées, dans ce livre, c’est un dessin, la forme d’une barque avec un « bonhomme » assis – comme disent les enfants – assis, qui rame. C’est comme un dessin enfantin mais aussi comme une petite icône fixée sur un papier mais qui ne cesse par son motif de dire le mouvement. En quoi ce motif est-il essentiel pour vous ?
JCh B : Ce motif est apparu pour illustrer l’entrée « périssoire » dans mon livre Le propre du langage paru en 1997. Depuis je n’ai eu de cesse de l’utiliser, soit en l’incorporant tel quel dans le cours du texte, soit en utilisant un tampon que j’ai fait fabriquer. Il existe même une version où le dessin se découpe en rouge sur une plaque ovale d’acier peinte en gris. La figure de ce rameur solitaire a le sens d’une image du cours de la vie : alors que dans sa barque il est emporté inexorablement, le rameur a quand même, grâce à sa pagaie, la possibilité d’orienter son chemin dans des directions différentes. Le choix du terme yole provient quant à lui de Mallarmé, qui aimait ramer sur la Seine dans une petite embarcation près de chez lui à Valvins.
IB H : J’aimerais en venir à l’eau, « l’eau inouïe » qui est le support mouvant de la barque, qui est un lieu mais un lieu sans assise.
Les poèmes sont des rivières, des fleuves aussi, le Pô, l’Ister, la Volga, « la belle Garonne » de Hölderlin, la Loire que nous aimons tous les deux : « c’est cela même que je veux, la fuite de l’eau dans le ciel seau renversé … une eau dans les doigts » (p 49). D’autre part il y a un point d’origine mais : « Un mince filet d’eau coule et dis-moi d’où il vient, IL VIENT je ne peux rien te dire d’autre » (p 183). Mais « le poème… envisage un homme qui traverse, regarde et ne se jette pas. » (p 32).
Comment résoudre, si c’est possible, si c’est souhaitable, d’une part la question de l’origine (le point d’émergence de la venue), d’autre part une éthique, si j’ose le mot, du poème ?
JCh B : Si on garde la métaphore du cours d’eau et de la barque, on peut décrire en effet le poème comme un cheminement qui inventerait son propre cours, une sorte de déviation ou de bief – ou un prélèvement : une part de temps est prélevée au temps et c’est un passage, ni la source ni la destination ne sont connues, on peut juste dire, et c’est une sensation physique, que ça descend et qu’il y a des remous, des rapides, des zones où ça ne coule plus.
Ce qui s’envisage alors, du simple filet d’eau à la crue (il y a un rêve de crue qui investit le poème) c’est de donner une forme à ce mouvement qui établit la fluidité dans son droit et qui s’oppose aussi, c’est toute une polémique avec d’autres conceptions du poème, aux revendications de la sécheresse.
IB H :- Bien que j’aie pu penser que Mallarmé représentait pour vous une impasse pour la poésie, il m’a semblé repérer le point scintillant mais nodal du poème moderne à Valvins, chez Mallarmé, où il canotait, « le point Valvins de l’action restreinte … en vue d’autres poissons, comme ici, qui s’enfuient et je voudrais pouvoir les imager, pouvoir imager cette fuite. (p 99).
Pouvez-vous nous éclaircir ce point, compte tenu de la restriction que vous évoquez ET de l’action, malgré tout ?
Et ce ‘e’ si mystérieux dans « Mallarmée »
« vers Mallarmée la profonde
l’autre nom, le prête-nom de la fée des ratures
un rythme / un souvenir / un battement. » (p 93).
Mallarmée la profonde »
J’ai adoré ces vers, je ne m’en cache pas ! ce ‘e’, c’est aussi une voyelle de Rimbaud ?
JCh B : Je ne crois pas avoir pensé à la voyelle de Rimbaud en ajoutant ce ‘e’ muet au nom de Mallarmé. Je n’ai d’ailleurs pensé à rien, c’est venu comme ça, sans prévenir. Mais du coup, avec ce nom qui devient féminin, c’est un peu comme si je forçais Mallarmé à rester dans le droit fil de sa yole avançant glissée entre les rives. Non, Mallarmé ne représente pas du tout pour moi une impasse, au contraire son œuvre nous force à envisager un flux verbal qui serait le contraire de toute stèle, comme il l’a d’ailleurs lui-même postulé avec le coup de dés qui ne peut abolir le hasard. L’enjeu est maintenu hors de sa capture. Mallarmée la profonde, cela reste mystérieux pour moi, je l’interprète comme ce qui nomme la nuit où le langage serait au contact de la signifiance et comme encore endormi entre les choses, et s’éveillant.
IB H : – Le son (ou l’image) envoie quelque chose qui en relayant « cet infime point du monde » (p 7) qu’il ou elle est à un moment précis mais qui change tout le temps développe son propre « frémi » (p 136). Tout est effet est vibratile ici. Rien n’est fixe. Que peut alors le poème ? « la solution ne réside pas dans un équilibre qu’il faudrait trouver mais dans une oscillation, et donc quand même du côté de la tige que le vent fait bouger » (p 7). L’écho de la chose, ou la chose résonne dans son écho. Il y a ici une « situation de langage » (p 7) pour le poème. Et il y a bien un sens « en suspens, non pas sans usage, mais utilisable au contraire comme un extrait du monde. » (p 9) que touche le mot dans la chose, en touchant le point, « un scintillement s’enroulant sur sa forme » (p 16). Dès lors « le temps est coupé » (p 16), lui aussi.
Ces différents vers puisés dans Temps réel me semblent donner le plus clairement possible votre pensée de la « résonance » par poème?
JCh B : Pierre Alferi, dont on va bientôt republier le formidable nid d’intuitions qu’était Chercher une phrase, petit livre paru en 1991, opposait le poème qui prélève à la prose qui, elle, veut, ou voudrait tout garder. Il me semble que c’est très juste, il y a, d’emblée une décision du poème, et c’est exactement ce que je décris comme une précision et même comme une ponctualité. Chaque point que le poème touche et relie à d’autres est un point d’intensité, une résonance, et ce qui est touché par ces points, c’est la réalité elle-même, ce sont les choses. Le langage nomme, mais se souvient justement, en nommant, de l’immense phrasé muet de l’univers sans noms qui est notre abri et la forme immédiate du mystère qui nous tient éveillés.
IB H :- Il y a ce « nous » tellement nostalgique qui parcourt le livre. Vous citez les amis disparus, mais il y a aussi dans votre « communauté » les animaux, les fleurs, les paysages marqués par l’Histoire, les choses. Mais il y a aussi aussi l’autre « nous », le plus affreux :
« nous » le pronom le plus difficile, le plus terrible
Celui des nations, des rassemblements, des factions » (p 22)
Ou « chaque peuple, … contient son propre vomi
et s’y vautre, avec son pli pris d’uniformes et d’insultes
l’espèce humaine, en habits nationaux est terrible » (p 117).
Comment le premier « nous » survit-il, comment le faire survivre au temps qui passe ? Comment survivre ou faire suivre au « nous » destructeur d’une certaine Histoire ?
JCh B : Je me permets de renvoyer à un texte paru dans L’Élargissement du poème. Son titre était « ‘Nous’ ne nous entoure pas ». C’est là que tout se tient : il y a le nous du contour fermé, le nous des cercles qui n’admettent plus d’entrées et ne regardent pas vers l’extérieur, allant même jusqu’à nier l’existence de ce qui s’y trouve ou cherchant à le détruire lorsqu’il y a quand même rencontre, et le nous de ce que l’artiste allemand Otto Freundlich (mort en 1943 dès son arrivée en camp de concentration) avait appelé le contour ouvert (offene Kontur) et dont il produisit le dessin : le contour en effet d’une silhouette d’homme, mais interrompue ça et là par des blancs, sortes de pores d’où partaient de petites flèches tournées vers l’extérieur. Ce contour ouvert, c’est celui de la respiration et de la venue du sens, et il s’oppose spontanément à toute limitation. L’illimité, jusqu’au ciel et avec tout le monde, les pierres, les animaux, les arbres et les fleurs, est le seul pays auquel on puisse vouloir appartenir.
IB H : – Je suis particulièrement intéressée et touchée par votre perception des « choses », comme si elles aussi pouvaient être un phénomène sensible, par ce que vous appelez leur « couche ». Serait-ce inopportun de la rapprocher de la perception rilkéenne de ces choses, comme la mélodie venue de loin avant nous, choses presque animées, fantomales au moins, qui est un des grands fondements de sa poésie ?
JCh B : Je ne sais pas. C’est drôle de voir arriver Rilke juste après cette évocation de l’ouvert, mais je le connais trop mal pour répondre correctement à la question. Il y a en lui, et justement dans le cercle des choses et des êtres qui l’entourent, quelque chose qui me tient à distance.
IB H : Les souvenirs des voyages en train en Russie sont tels qu’on s’y croit soi-même en train de rêver dans ces trains dolents, « tout se passant comme si s’en aller vers l’Est avoir pu avoir en soi le sens d’une sauvegarde » (p 44), ils sont déchirants. Une sauvegarde de quelque chose de tangible ? Mais la réalité rattrape le souvenir. Vous remarquez que les souvenirs eux-mêmes sont « affectés » par le régime de Poutine et l’invasion de l’Ukraine.
Certains poèmes sont des flèches politiques, cinglantes sur « la voix des experts, allumettes mouillées de l’Occident » (p 36), ou l’évocations des peuples.
Le temps s’étire mais aussi se coupe ailleurs dans le récit des voyages en Italie, en Iran, en Angleterre, en France, « fiction argentique » (p 130, merveilleuse image qui n’a besoin de rien d’autre) des chemins dans la poussière, – on pense à Sebald. Comment le poème peut-il advenir dans de tels étirements (dictatures et « fiction argentique ») ?
JCh B : La semaine dernière, alors que le jour s’était levé il y a peu, j’ai vu dans le ciel, tout près de la terrasse où je me trouvais, une montgolfière, assez proche pour que j’entende les voix des passagers dans la nacelle. J’ai eu immédiatement l’idée que ce serait formidable de pouvoir se déplacer ainsi, avec cette lenteur, et de prendre des notes. Par rapport à ce mouvement souverainement silencieux, celui que le train rend possible semble bruyant et obstiné, mais son incapacité à changer de cap se mue paradoxalement pour le voyageur en une sensation de liberté, comme s’il était possible de filer sur la terre. Ce qu’en fait j’ai fait tant de fois, et sur des terres différentes. C’est alors toujours comme une dictée, il n’y a qu’à suivre le mouvement, selon le rythme qui bat les cartes du paysage.
IB H : J’ai une question plus personnelle. Faire poème (poiein), pour vous, ce n’est pas s’adresser donc ce n’est pas prier, faire poème c’est percevoir, c’est regarder et entendre, imager le monde à travers l’eau, « une main de talc, un écho, la lueur d’un phare » (p 113). Lisant cela, j’ai pensé immédiatement comme en contrepoint à ce qu’écrivait votre ami Philippe Lacoue-Labarthe dans l’immense livre qu’est Phrase (Bourgeois, 2000) qui semblait penser tout le contraire, voyant le poème comme prière (oratorio) adressée (« à qui d’autre qu’à toi ? »
Aviez-vous évoqué ce point précis avec lui ?
JC B : Non, pas vraiment, en tout cas pas assez, il l’aurait fallu, et de façon très serrée, en repassant par un point originaire pour nous deux, qui est le Lenz de Büchner où, selon moi, c’est la littérature tout entière qui se détache de la prière, qui s’en éloigne inexorablement. Mais c’est trop tard, Philippe n’est plus là depuis déjà plus de quinze ans et il me manque énormément. Dans ce que j’ai écrit sur lui je mentionne, il me semble, ce différend quant à la prière. Même si on la détache de ce qui l’installe dans les plis d’une attitude proprement religieuse, il me semble quand même qu’il y a dans la prière comme un affaissement de l’élan qui porte à l’écriture la plus nue, et qu’elle agit en sous-main comme une sorte d’instrumentalisation invisible. Il se peut que ma position reflète cette sorte de crispation athée que Jean-Luc Nancy, lui aussi disparu (Strasbourg est si vide pour moi désormais !) me reprochait amicalement, mais je ne le crois pas. Tout le sérieux et tout l’enjoué du poème, de la possibilité et de la nécessité du poème sont ici en jeu.
IB H : Pour finir, un mot sur le vol des oiseaux ?
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C’est encore l’été, merci infiniment à Jean-Christophe Bailly, nous avons parlé de la Loire au téléphone, et un peu ri ensemble, comme les enfants, juste contents.
Isabelle Baladine Howald
Jean-Christophe Bailly, Temps réel, Seuil, 2024, 224 p. 21 €