Jacques Sicard, « De la maison jaune », lu par Jean-Claude Leroy


Jean-Claude Leroy lit ici De la maison jaune de Jacques Sicard, où l’auteur écrit « ses histoires de cinéma à lui »


 

Jacques Sicard, De la maison jaune, éditions La Barque, 2023, 96 p., 18 €



« Le visage est un vide qu’une vie ne suffit pas à emplir de traits. »


Sans d’abord me rendre compte de la coïncidence, j’ai rouvert le Marsiho du Suarès, que je tenais peut-être à mieux lire, j’avais ainsi mes deux pieds dans Marseille, l’un au cinéma Le Miroir, dans le quartier du Panier, l’autre dans le panorama contrasté que dresse l’enfiévré qui, nous dit-il, s’il était le maître de Marseille, ferait d’abord sauter la cathédrale et le palais Longchamp. Il écrivait cela 40 ans après qu’Arthur Rimbaud avait agonisé à l’hôpital de La Conception, en cette même ville. Aujourd’hui c’est une voix contemporaine qui nous ressort Charpin ou Raimu (cf. La fille du puisatier, de Pagnol) comme pour tisser l’arrière-plan sur lequel se détachent les Renoir, Marker, Godard, Pollet ou Straub, sans oublier, bien sûr, l’ascète libertin César Monteiro, fil rouge de cet ouvrage en gilet jaune, dernier opus du critique Jacques Sicard.

« Il peut avancer parce qu’il va dans le mystère. »
Stéphane Mallarmé

« Il avance, le contraire est un mystère. »
Joao César Monteiro

Est-ce donc la couleur jaune, couverture et titre, ou Monteiro lui-même qui paraît avoir réponse à tout, à travers le jeu de répliques apocryphes qui tombent toujours à point nommé, détournements ou contre-pieds instantanés ? Moucher ou surligner Derrida, Lacan, Nietzsche, Mallarmé, Ducasse ou Gramsci, il sait faire, comme de jouer avec l’esprit. Ce livre de Sicard, en une série de stations, autant de ciné-poèmes, découpe le pèlerinage labyrinthique d’un homme rendu pensif par les objets de cinéma. Le plus souvent, les pavés sont datés, situés, toujours à la Vieille Charité, dans cette même salle qui aujourd’hui n’est plus.

Ainsi Jacques Sicard écrit ses histoires du cinéma à lui, avec juste les phrases qu’il dépose dans le reflet des écrans tendus sur sa mémoire. C’est une voix off d’un film composite qui s’invente, une suite de cartons singuliers qu’il applique à des films de toute provenance, de toutes époques, éclectisme louable de l’amateur glouton abonné à une salle dont la programmation élastique était indéniablement des plus formatrice. Voilà qui repose de tout bruit, sonore ou visuel, car il s’agit de recomposer pour soi, remonter des images, aussi fidèlement que le ferait un relatif amnésique.

« Je suis allé au carrefour et je n’ai pas vu la fille dans l’allée. Je suis allé au carrefour et je n’ai pas vu Lifeuille dans le bois où Joyce l’appelle. Je suis allée au carrefour, il n’y avait rien de la millefeuillée. Je suis allé au carrefour, il n’y avait rien de la feuille que le vent lifte. I Walked With a Zombie (Vaudou, 1943), Jacques Tourneur. Vieille Charité, 10 janvier 2002. » [p. 68]

Il faut lire, par exemple, ce que nous dit Sicard de la manière qu’a Johnny Hodges, saxophoniste légendaire, de doubler le jeu de James Stewart dans Anatomy of a murder, et « Comment la précision de Preminger ne se déprend jamais de l’aparté d’un rire. » Ailleurs, après l’avoir comparé à Chateaubriand, voici qu’il imagine John Ford s’ennuyant sur le tournage de Rio Grande, ce qui expliquerait pour lui certains défauts de rythme et de construction dans le film. Quand se produit le décès d’une actrice, disons Anna Karina, voici que se réveillent les images des films de Godard ou la Suzanne Simonin de Rivette : « La pierre de souffrance de son visage, au fur et à mesure que l’habit de couventine se substitue par brûlure à sa peau, exprime une violence justinienne de Salut Public. », mais aussi d’un tableau d’Édouard Manet. Et maintenant, musique encore, il croque des pans du décor du Mépris. « … la pièce baigne dans un clair-obscur soyeux que seul s’entendait à rendre Lester Young. »

« La musique de ce musicien est d’une solitude qui démode la vie. Elle lui retire son attrait esthétique et attente au mode vibratoire qui soutient les apparences. Je suis follement ému. Être ému n’est jamais que cela : en perdre le goût des paysages, désormais pour les autres, cordes vocales de leurs voix adjudantes que je n’entends plus. C’est la politique de Lester Young. » [p. 87]

En rien il ne snobe le cinéma français anté Nouvelle Vague, d’ailleurs, il paraît faire miel de toutes les propositions, y dégotant toujours matière à écriture… Des films d’Yves Allégret, Henri Decoin, Jules Dassin, sont à l’ordre du livre, et Sicard ne procède pas autrement avec ceux-là qu’avec Straub et Bresson. Il s’agit toujours d’analyser le tissu de l’œuvre, au moins d’en présenter un aspect notoire, et d’en faire germer quelque objet littéraire. Une remarque aiguë peut signaler le pourquoi d’un charme qui a opéré ; c’est une hypothèse au même titre qu’un accusé de réception posté par un spectateur inconditionnel qui continue le cinéma dans la vie, avec ces moyens à lui, ceux de l’écrivain, ceux du poète.

« La butte aux Carmes fut prise. Un no man’s land de ruelles, de troquet cafardeux, de volets qui claquent, de tuiles qui sifflent s’étendit autour de la Vieille Charité, où l’on décréta la Passion de Voir. Passion filigranée d’une autre, que l’on rencontre aussi bien dans le long temps de pose des premiers temps de la photographie, que dans le caractère inflammable de la pellicule en nitrate, qui est la passion de l’attente. Je suis allongé sur le dos, les bras ramenés derrière la tête, à remâcher les délices d’un rendez-vous reporté sine die. » [p. 72]

Le 16 juillet 1933, à propos de Marsiho, Henri Bergson rédige une brève et louangeuse missive destinée à André Suarès qu’il conclut par ce qui semble le rappel d’une évidence : « L’art est avant tout vision plus intense et plus intérieure des choses. » [cf. André Suarès, L’art et la vie, Rougerie, 1984]. Cette dernière notation pour clairement signifier cette autre évidence : Jacques Sicard n’est certes pas moins artiste et pas moins poète que les artistes visionneurs qui déclenchent en lui le départ de nouveaux fragments ou ciné-poèmes notés sur des mouchoirs que, nous autres lecteurs, glisserons plus tard dans nos poches.

Jean-Claude Leroy


Jacques Sicard, De la maison jaune, éditions La Barque, 2023, 96 p., 18 €