Romain Frezzato explore pour Poesibao un important hors-série de la revue Conséquence entièrement dédié à Cédric Demangeot, disparu en 2021.
Pour sa quatrième livraison, la revue Conséquence livre un volume au format adapté à son sujet. Ces quelques 416 pages et 30 intervenants ne sont sans doute pas de trop pour bâtir à l’ami parti sa cathédrale païenne. Car c’est bien ici, comme le suggère Sébastien Hoët dans sa contribution, de « tombeau » qu’il s’agit. D’un tombeau littéraire dont l’exergue apposé en quatrième de couverture souligne d’avance l’impossible : « De cet ami, comme accepter de parler ? » (M. Blanchot). Paru juste avant que ne s’organise au Cipm une journée d’études consacrée à Cédric Demangeot et réunissant le gros de la troupe, il semblait logique que la revue Conséquence, qui avait par deux fois accueilli les textes du poète – ainsi que d’autres morituriens –, ouvre ses portes pour lui rendre hommage et surtout replacer l’individu dans le panorama littéraire contemporain – donner en somme de la, des, perspective(s). Car c’est l’avantage de cette publication de varier les registres en laissant s’alterner les incursions poétiques, les travaux d’artistes, les témoignages et des essais plus analytiques. Il va sans dire que, pour tous ceux qui se sont trouvés affectés – le mot est faible, sûrement – par la mort d’un poète aussi substantiel, la lecture d’un tel volume n’est pas sans remuement. L’homme s’y retrouve à vif autant que le poète. J’en veux pour preuve le texte d’ouverture, signé d’un autre disparu, Olivier Cabière de L’Arachnoïde – dont les éditions de la Crypte continuent de défendre le catalogue. Poignant à plus d’un titre, l’intervention de l’éditeur revient d’abord sur sa rencontre et son amitié avec Demangeot, leur visite commune à François Di Dio, éditeur du Soleil Noir, avant de proposer un texte aux lisières de la pudeur sur sa propre maladie – texte dont le dénouement est tout à la fois rieur et bouleversant. Le reste de la livraison paraît découler de ce liminaire imparable ; entre tombeaux d’artistes et témoignages. Tous tentent à leur manière de rendre compte de la personnalité de l’écrivain. Et par conséquent du scandale de sa perte. C’est que celui qui depuis 1998 a su, par des parutions régulières, s’imposer comme une voix majeure de la poésie contemporaine, laisse un vide considérable non seulement dans le champ de la création mais encore dans celui de l’édition. Il s’agit dès lors de retrouver par ces textes – exercices d’admiration et expériences du deuil – un feu dans l’antimatière. Ainsi, Alain Hobé : « La mort du poète est cet irréparable à l’aspect de nuit limpide, outrageusement claire : une incompréhension comme une impasse… » ; Paul Laborde : « Il y a quelque chose d’impensable, dans ces derniers jours, qui empêche tout retour. Toute tentative d’expression – de cette fin-là – est toujours-déjà muette. » ; Victor Martinez : « ainsi de l’hiver où tu résides / dans la vie sans suite / irresponsable et seule / à l’horizontale existence / des errants et des baladins » ; Esther Tellerman : « Vous écriviez / la fêlure / d’une bouche à l’autre / cela commence ainsi / un homme ferme les yeux / échafaude des / univers inverses / transcrit / les pulsations / dans le tournoiement / des étoiles / fixe // « l’autre côté / de la nuit ». On voit à quel point la bâtisse est traversée par l’absent. À regarder les formes et les presque figures surgies des artistes et plasticiens, Demangeot semble apparaître encore, figurer. Comme dans cette suite de Stéphanie Ferrat où l’homme jaillit, squelette déjà, vif encore, dans des ocres quasi rupestres, silhouette semblant mouvoir, jusqu’à l’image ultime d’où ne semblent subsister, dans leur disproportion native, du poète que les poumons, qu’on pourrait voir ici malades mais qu’il faut estimer à leur valeur première : ce lieu d’où surgit l’air, l’organe d’où vient le souffle et qui bien qu’éteint l’a substantiellement expulsé – et si bien – qu’il nous arrive encore, qu’il nous mène – puisqu’il suffit somme toute de l’avoir dans le dos, le souffle, l’air Demangeot, pour aller, nous, notre va. D’où la présence entre les interventions amies (Rodrigue Marques de Souza, Jérôme Thélot, Billy Dranty, Lambert Barthélémy, Jean-Baptiste de Seynes, etc.), de textes rares, « confidentiels », comme le magnifique et troublant intimité du vide, prose narrative à laquelle le poète nous avait pourtant peu habitués. Ou encore ces non moins étonnants fragments de la fourrure de blanche-neige écrits directement en tchèque par Demangeot et traduits pour l’occasion par Petr Zavadil : une poésie à l’os qui laisse passer un flux maigre et précieux même par sa maigreur, variation sur la neige, celle de la page bien sûr mais aussi bien l’immatériel dans quoi tous on patauge : « Tohle je tělo. Tohle je / paseka v zádech pekla. » (« Ceci est un corps. Ceci est / une clairière au dos de l’enfer »). Enfin, autre trésor, la reproduction en couleurs d’un livre d’artiste associant les mots de Cédric Demangeot aux dessins de Magali Latil, donné pour poussière, dans lesquels les vers du poète s’amenuisent dans une dramaturgie qui prend dans les circonstances une ampleur nouvelle et tragique : « étrange jour, comme tressé / de fragilités presqu’heureuses. // l’e de lumière a passé / l’énorme corps / immobile dessous. // je meurs de peu de chose. » Dès lors, de ce « kamikaze récidiviste », doit-on espérer, à l’instar de Hugo Hengl dans un texte drôle et juste, que surgissent à l’avenir « les collèges Cédric Demangeot, les centres culturels et les médiathèques Cédric Demangeot, les salles d’exposition Cédric Demangeot, les terminaux et les stations Cédric Demangeot, les rues Cédric Demangeot et les places Cédric Demangeot » ? Sans doute pas. Parce qu’un poète qui a su à ce point écrire dans et contre l’époque doit être préservé de toute récupération. Pour que sa colère se maintienne à son taux premier. Pour que sa force demeure à l’état de son prime jaillissement. Pour que sa haine du non-monde, dont Alexandre Battaglia nous livre une analyse lumineuse, reste inspirante et créatrice par-delà l’atomisation de son conspuateur.
Romain Frezzato
Conséquence #4, Hors-Collection, 2023, 416 pages, 36 €.
Un extrait :
C’est parce qu’on est piégé
qu’on écrit.
dans le dos du gardien.
sur un morceau de peau.