Jacques Josse, « Trop épris de solitude », lu par Jean-Claude Leroy


Jean-Claude Leroy traverse ici pour le lecteur de Poesibao ce livre de Jacques Josse, « Trop épris de solitude » (Le Réalgar).



Jacques Josse, Trop épris de solitude, Le Réalgar, 80 p., 2024, 15 €


En 2020, Le Réalgar avait réédité Vision claire d’un semblant d’absence au monde, la somme poétique de Jacques Josse, publiée jadis par Parole d’Aube en 1998, puis par Apogée en 2003. Et voici qu’après quelques décennies plus volontiers consacrées à la prose, même si prose condensée, calibrée, l’auteur de Cloué au port ou du Manège des oubliés redonne un air de poème à son écriture. En résulte ce recueil, Trop épris de solitude, qui paraît dans la collection Orpiment que dirige Lionel Bourg, toujours aux éditions Le Réalgar.
Qu’il choisisse le vers ou la prose, sinon le poème en prose, Jacques Josse ne quitte pas son monde qui est celui des exilés ordinaires, solitaires éprouvés par la vie, jamais bien à l’aise dans cette durée qu’on appelle « existence ». Jamais propriétaires.
C’est par exemple cet homme ivre qui insulte les tombes de ceux qui sont partis avant lui, délibérément, par désespoir. Ils ne l’ont pas attendu. Et ce même homme qui, le soir, dégrisé, revient s’excuser pour son outrage auprès des mêmes tombes, des mêmes ombres.
Jacques Josse n’a pas son pareil pour souligner combien l’être humain est désemparé sur terre. Il lui suffit de le décrire dans son désarroi ou son inaptitude à enquiller les journées sans contracter une souffrance qui ne sait se dire ou qui préfère se taire. Alors le poète est là, qui témoigne pour ces silencieux, leur conférant une dignité que le sort leur a déniée.

[…]
J’ai si peu vécu, dit-il
en fixant la voie lactée,

me suis trop épris
de solitude. À m’en
mordre les doigts,

ai tenu longuement,
en équilibre sur terre,
malgré les assauts du vent
de la pluie, des corbeaux,

avant de tomber
sans pouvoir
me relever. [p. 15]

Et décidément, la mort a fort à faire avec les Bretons ! Jacques Josse, qui a grandi à Lanvollon, non loin de la côte dite d’Armor, aime la chatouiller, s’amuser avec elle, la caresser de son œil taquin. Un œil qui voit passer parfois les silhouettes extravagantes d’un disparu évaporé. Des apparitions qui intriguent à peine tant qu’il importe de négocier sans relâche avec la vie passée, de lui ménager des fenêtres dans le mur trop fermé du présent. Les personnages créés par l’auteur ne sont pas moins réels que les autres, et inversement. Ne sommes-nous pas et heureusement irréels, ébahis que nous sommes, dans la césure qui retient futur et passé ?
Parfois le fantôme lui-même tient la plume, à Lannion une nuit d’été, ou ailleurs, n’importe quand, pour peu que l’attention veuille bien flotter, à l’abri de tout épouvantail freudien, et se retrouver dans le fil des récits ancestraux, que l’on dit volontiers fantastiques.
Est-ce un effet de modestie que de deviner dans les interstices de la réalité ce que les bien portants ne verront jamais, refusant de croire à une vie derrière les choses ? Ayant pris le parti des modestes, Jacques Josse accompagne ces ennemis de tout clinquant, il souffre avec eux. Le dimanche, il les recueille dans son regard, saisit la tristesse isolée, les appelle des exilés, car nul besoin d’être loin de chez soi, pour se sentir loin de tout, et s’angoisser d’une solitude qu’il ne s’agirait pas non plus de quitter tout à fait avant l’heure de partir pour de bon.

Un an après l’adieu, qui se fit dehors, près d’une tombe, dans le froid, sous la neige, on compose toujours le numéro de la maison vide (on imagine les bruits alentour : moineaux, tracteurs, porte qui claque) pour entendre sa voix murmurer, à l’autre bout du fil, qu’elle est absente pour l’instant mais qu’elle nous fera signe dès son retour. [p. 24]

Jean-Claude Leroy

Jacques Josse, Trop épris de solitude, Le Réalgar, 80 p., 2024, 15 €