Marc Wetzel ouvre pour les lecteurs de Poesibao ce recueil d’écrits sur l’amour de Rainer Maria Rilke, publié par Arfuyen
Rainer Maria Rilke, Lettres à une jeune femme – et autres écrits sur l’amour -, traduit de l’allemand par Maurice Betz et Gérard Pfister, Arfuyen, février 2024, 176 pages, 17€
Un peu comme Pascal formulant l’angoisse, ou Péguy la fidélité (ou Shakespeare la présence d’esprit), quand Rilke parle d’amour, c’est depuis la maison même de l’amour, comme dans le chez-soi de ce dont il parle. On sent que l’amour a chez Rilke (comme l’angoisse chez Pascal etc.) son plénipotentiaire, son premier hôte de paroles, et qu’il a trouvé là la voix de sa spécifique insistance, de son rythme indigène. Et si le génie de Rilke trouble si fort, c’est que cet amour où il semble déjà chez lui, le meilleur de nous y aspire (comme si tous nos rêves nous attendaient là, dans un pays déjà réel pour et par la poésie de quelqu’un – et qu’on pressentait que notre inconnu est déjà su d’un autre, autre à qui l’on n’avait pourtant rien confié !). Et, dans ce beau recueil, l’amour est là, comme en personne, avec sa drôle d’aimantation bénévole, le perfectionnisme de son élan, la captivité souveraine d’un secret enfermé dans ce qui le révèle. Une femme de 26 ans (Lisa Heise, née Schmidt), abandonnée par un mari, peintre volage, avec son enfant de deux ans, laissée sans ressources ni toit, se souvient qu’elle lisait Rilke dix ans plus tôt, et lui écrit, en 1919, son désarroi (sa détresse et son incompréhension de ce qu’un homme peut vouloir faire de l’amour d’une femme) – et il lui répond.
Pour mieux lire ces neuf lettres de Rilke, le recueil rappelle (par quelques poèmes judicieux, pages 93 à 133) ce que le poète a pu, déjà, chanter et faire saisir de l’amour. Extraordinairement, bien sûr : que dans l’amour, on ne peut qu’obéir, et obéir à la grâce (non pas seulement consentir à la grâce, comme dans la danse, ou la réclamer, comme dans la miséricorde – mais bien lui obéir, car, à peu près comme dans la joie mauvaise il nous devient inutile de lutter contre le mal, dans l’amour c’est contre le bien qu’on dépose les armes !) La grâce y est comme une nature humaine si infailliblement concentrée, pour nous, en une présence donnée qu’elle est reçue sans réserves ou rien. L’état amoureux est décrit par Rilke comme si notre normale solitude devenait soudain trop grande pour nous seul, comme d’un coup inhabitable à moins de deux ! (p. 97) : l’infini ne répond plus à notre seul recueillement personnel ; le truchement obligé de ce qu’on aime s’interpose entre notre élan de vie et l’immensité qui jusque-là l’accueillait. « La chaleur de ma pauvre vie, quelque chose/ l’a remise entre les mains d’un inconnu/ qui ignore ce que j’étais hier encore » (p. 95) – on ne peut qu’obéir à ce qui ne peut savoir qu’il ne nous a pas toujours commandé !
Dans l’amour, chante Rilke, on ne peut plus tenir son âme (même la sublimation ne marche plus – on se mentirait en visant plus haut que la seule présence attractive !), on ne peut plus se protéger de la profondeur tressaillante d’un autre, comme si, en présence de l’être aimé, notre âme n’arrivait plus à rester invisible. Même les pathologies de l’amour sont nommées et exposées ici comme si l’amour lui-même les avouait : les quiproquos (le pays d’un cœur ardemment offert par l’un n’est chez l’autre qu’un simple … « paysage » d’esprit ! p. 107); la mise à l’écart (dans la plus désolée des « vitrines », dit incroyablement Rilke, celle où l’on range ce qui crut passer pour précieux, le « prêt oublié » par l’amant parasitant les vocations à se donner qu’il suscite, ou dilapidant la maturité même qui se vouait à lui). Une « arche d’alliance », écrit formidablement Rilke, à la fois « tout en images et sans images » (p. 111), et qui finirait en vil fanion de matamore ! Enfin: l’ambivalence (« appelant et craignant/ que quelqu’un entende mon appel » p. 119) justifiée par le fait, montre le poète, que le don de soi, n’étant par principe pas donné d’avance, ne pouvant donc être pré-établi dans le cours d’une vie, ne peut pas, après-coup, être vécu (justifiablement) comme destin. Le pur être d’un don ne s’accomplit que dans des peut-être. Mais cela même explique, dit étrangement Rilke, qu’arrivée chez les morts, l’amante disparue y rayonne de la même nouveauté, est comme une divine surprise pour les autres disparus (p. 115), comme si son don de soi avait gardé là-bas son impossible prépositionnement ! Mais pour nous, dit le poète, l’ancienne familiarité de l’aimée semble gagner les morts, comme si elle y apprivoisait le futur terrain de jeu de ceux qui, un jour, ne pourront plus être.
Que va donc répondre Rilke à Lisa Heise ? D’abord que son œuvre ne peut rien pour elle ! (une œuvre, dit-il, par son accomplissement même, « est entièrement pleine et occupée d’elle-même – comme l’est une fontaine », et donc, à ce titre, est « indifférente » !) : une œuvre prétendant consoler (c’est à dire nous faisant croire que ce qu’il y a d’absolu en elle pourrait s’intéresser à nos limites !), « mentirait comme un prêtre » – dit implacablement le poète. Mais la clé (de confiance et d’apaisement) que lui offre Rilke tient en un miracle sexué (sexiste ?) disant, tout de go : le mâle peut douter (indéfiniment et complaisamment) de son parcours de vie, parce que ne produisant que des idées et des dispositifs, il peut ne pas se soucier de l’inscription sensée ou non de sa durée de vie dans la nature des choses; alors que la femme, donnant la vie, « se voit » par là, « imposée d’être à la fois nature et humanité. À la fois l’inépuisable et l’épuisée » ! (p. 27). Elle n’a donc pas davantage la latitude de douter, ludiquement, de la propre terre biogénétique qu’elle est, qu’un paysan de la sienne (Lisa Heise se lancera bientôt dans le métayage, voulant « gagner sa vie par la terre » remarque Rilke, ajoutant, malicieusement, que lui-même est réduit, par sa notoire incompétence manuelle, au « jardinage intérieur », p. 48). C’est aussi, ajoute le poète, parce qu’elle seule doit assumer la double mission de nature et d’humanité qu’elle ne pourra se donner profondément que si elle est heureuse (seul le bonheur permet aux joies naturelle et humaine de ne pas s’entre-assombrir !), mais qu’avec le bien donné à un autre de son bonheur, sa propre profondeur se rend otage de la (précaire !) fidélité de cet autre. Bref, – ce qui ferait rugir de honte et colère nos lucides féministes – Rilke n’apaise la femme qu’en la consolant de devoir en être profondément une ! Mais c’est pour lui ainsi, comme le confirmerait un passage à la fois révoltant et sublime, proposé p. 79 (tiré d’une lettre à Ilse Blumenthal-Weiss) :
« Les femmes n’ont rien qui leur appartienne en propre, hors cette infinie occupation du cœur : c’est tout leur art. Les hommes, qui ont d’autres activités, ne s’adonnent à l’amour que par moments, en maladroits, en dilettantes, ou, ce qui est pire, en usuriers qui exaspèrent ou détruisent ce sentiment … Les femmes n’ont pas d’autre jardin; elles sont ce jardin d’amour, elles en sont aussi le ciel, le vent, l’accalmie; elles ne sortent jamais d’elles-mêmes; les saisons ne leur apportent rien que le rythme de l’attente, de l’exaucement et de l’adieu »
Mais qu’un homme explique ainsi quelque chose de la si mauvaise préparation de l’homme à l’amour reste, comme en tous les thèmes abordés par Rilke, un premier – et contagieux – geste d’élan vers des rapports neufs. Comme Poutine fait pire que mentir, en n’ayant plus besoin de la vérité, Rilke, à l’inverse, fait mieux que rêver, en n’ayant plus besoin du faux.
Marc Wetzel
Rainer Maria Rilke, Lettres à une jeune femme – et autres écrits sur l’amour -, traduit de l’allemand par Maurice Betz et Gérard Pfister, Arfuyen, février 2024, 176 pages, 17€