Dominique Fourcade, « ça va bien dans la pluie glacée ? », lu par Alexis Pelletier


Alexis Pelletier propose ici une lecture du livre de Dominique Fourcade, ça va bien dans la pluie glacée ? (P.O.L.)


 

Dominique Fourcade, ça va bien dans la pluie glacée ? P.O.L, 2024, 80 pages, 17€.


Faire face avec Dominique Fourcade


« noix dans leur brou, gaulées de maladresse à de grands noyers, c’était mon enfance quand je gaulais avec une ivresse froide au cours d’expéditions punitives connues de moi seul c’est sans cesse » (p. 7). Le livre de Dominique Fourcade – ça va bien dans la pluie glacée ? – est lancé. Il tient de et il se tient à l’enfance. Il dit la violence du présent qui remonte d’elle. Il s’inscrit dans la maladresse de l’enfance, assumée. Et celle-ci remonte du passé dans le présent violent des mots quand ce n’est pas le présent violent du jour qui modifie le rapport aux mots du passé, à ce que peut-être Mallarmé appelait les mots de la tribu.

Il s’agit donc, dans ce livre, du présent. Celui qui fait qu’aujourd’hui le lieu de l’écrit se déporte à Gaza « du fait que l’Occident, meurtre sur meurtre, s’effondre sur lui-même sous les coups qu’il se porte en propre. » (p. 9). Et toutes les références qui passent dans le poème – Kafka, le Wilderness Act, Bérénice de Racine dans la mise en scène de Klaus Michael Grüber, avec les décors de Gilles Aillaud (p. 15) renvoient à ces mots que le poète assume face à la destruction de toutes les certitudes que ce conflit jette dans notre présent et notre présence au monde.
Dans le même à-plat des références, My Emily Dickinson de Susan Howe, Triste Tigre de Neige Sinno, Les Tragiques d’Agrippa d’Aubigné, fixent la trame du livre, avec des « incises sans cesse et des incisions dans le souffle / pour dire un dixième des choses » (p. 27). L’écriture devient en fait ce qui permet d’appréhender la destruction en cours, dans son caractère immémorial presque.
Ainsi, Dominique Fourcade s’attarde, notamment, sur une photographie, parmi les quatre de la série Occupied pleasures de Tanya Habjouqa, exposée à l’IMA, dans le cadre de l’exposition Ce que la Palestine apporte au monde : « une jeune Palestinienne s’entraînant à lancer le javelot […] dans un terrain vague au pied du mur qui sépare Gaza d’Israël, mais le mur vu du côté palestinien bien sûr, du côté pauvre, du côté où nous n’allons jamais. » (p. 27). Le présent surgit d’une photo prise avant le 7 octobre 2023 et la photographie permet de rendre à ce présent un suspens qui superpose la beauté à l’effroi.
Le poème alors de convoquer d’autres œuvres encore, non comme un refuge contre notre barbarie, mais, justement, comme un moyen de s’y tenir : Le Déjeuner sur l’herbe, la Cathédrale Notre-Dame de Paris, éclairée par les néons de sa reconstruction et vue depuis le quai de Montebello, ou encore Matisse qui a « dessiné le signe lèvres pour convoquer toutes les lèvres » (p. 36).
À chaque fois, quelque chose de l’émerveillement devient un moyen de saisir voire de dépasser, si ce n’est le monde, tout au moins la folie destructive qui le traverse. Avec Matisse, en effet, c’est la projection de ses lèvres sur « la paroi du mur qui sépare Juifs et Arabes » (p. 37) qui est envisagée. « là commencerait peut-être une paix incontrôlable, mais ça ne plaît pas à tout le monde, la paix » (p. 38).
L’énergie de l’image, l’énergie du mot, l’énergie de l’œuvre constituent une action contre la barbarie qui est aussi une part de notre humanité. Et ça va bien dans la pluie glacée ? dans cette optique peut se lire comme une sorte de recherche éperdue mais rigoureuse de la base et du sommet.
On comprend alors que remontant vers la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, l’écriture passe ensuite au Discours de la servitude volontaire. La Déclaration des droits de l’homme de 1789 est une « rupture décisive que les Juifs d’Israël ne sont pas exempts, eux non plus, de respecter » (p. 41). Tandis que La Boétie rappelle que la destruction en cours n’est possible que parce que nous l’acceptons.
On comprend également que toutes les œuvres mentionnées – de la Déclaration universelle des droits de l’homme à la Vénus de Lespugue, en passant par le « Ricercare à 6 voix » de L’Offrande musicale de Bach orchestrée par Webern ou La philosophie dans le boudoir de Sade, participent de cette phrase de Lorine Niedecker à Zukofsky citée en exergue du poème « Magdaléniennement » dans le livre du même titre : « the best of old lit. is as modern as the best of the modern » (Magdaléniennement, 2020, p. 121). Chaque œuvre remonte vers le contemporain, pour dire l’effroi et la douleur d’un désamour pour Israël qui, avec l’évocation d’un article du Monde « se perd dans le carnage » (p. 70) quand « l’original du visage d’Israël », c’était à cause de la Shoah, « l’impossibilité qu’Israël en tant que tel inflige la moindre souffrance à autrui » (p. 71), original que l’Histoire a défiguré depuis longtemps et de façon plus radicale encore aujourd’hui.

Faire face au réel – je ne trouve pas d’autres mots – c’est la force de ça va bien dans la pluie glacée ? Elle n’est possible que parce que l’écriture de Fourcade – comme Matisse l’a dit de son geste créateur dans Jazz – se développe à l’instinct. Cela suppose que dans la confrontation à l’effroi, les capacités de mobilisation, d’émerveillement et de concentration des sensations restent totalement intactes. Et ces tensions, il me semble les retrouver dans la double référence qui clôt le livre.
Dans Par-delà le bien et le mal, Nietzsche évoque le « grand style comme l’une des choses que l’Europe doit aux juifs ». Et la Genèse (XII-6) nomme le moment où « Abraham reconnaît la présence d’un autre peuple à son arrivée en terre promise » (p. 77) Cette double tension je la lis aussi comme une figure de paix, si celle-ci était voulue.
Fourcade alors s’interroge : « et sur cette terre Abraham reconnaît n’être qu’un Ger, littéralement un migrant / suis-je le seul / dans mon deuil / à le prendre au mot » (p. 78).
Ces deux références concentrent l’époque et permettent de saisir ce qui fait, depuis plus de 40 ans, le poème de Fourcade : une sorte de manière de faire surgir le présent dans tout ce que le réel peut offrir.
Il l’écrivait déjà dans Xbo (1988) : « Quand je lis dans Shakespeare : ‘Let us sway on and face them in the field’, je vois cette volte qu’implique l’écriture du poème. Nous étions en fuite. Let us sway on, and face them… Who’s them? Mais qui est eux ? Les éléments du vide multiple et factieux, les éléments du texte ?» (Xbo, page 7 de ce livre non paginé. La citation, non élucidée par Fourcade dans son livre, étant celle de Lord Mowbray, dans la première scène du quatrième acte de Henri IV.) Cette façon de faire face, elle est aussi dans les noix de l’enfance, gaulées avec violence et détermination au début de ce livre. C’est d’ailleurs pour cette raison que j’ai dit que ça va bien dans la pluie glacée ? était un livre d’enfance, voire un livre de débutant, le vingtième en tout cas, chez le même éditeur. Et tout débutant qu’il soit, face au réel de Gaza et d’Israël, Dominique Fourcade signe un livre déchirant.

Alexis Pelletier

Dominique Fourcade, ça va bien dans la pluie glacée ? P.O.L, 2024, 80 pages, 17€.