Marc Blanchet invite ici à la découverte d’une nouvelle inédite en français d’Ivan Bounine, publiée par les éditions La Barque.
Après leur publication en 2021 d’Un monsieur de San Francisco, qui racontait le voyage exotique d’un homme riche avant de mourir à l’étranger et n’être plus qu’un cadavre à rapatrier au plus vite pour cause d’odeurs nauséabondes, le tout avec l’élégance d’une prose à même de creuser la bêtise satisfaite d’une frange de ses contemporains, les éditions La Barque nous font découvrir une nouvelle inédite en français d’Ivan Bounine, Les songes de Tchang. Elle est suivie de plusieurs poèmes, parti-pris éditorial qui pourrait s’avérer maladroit mais qui révèle pleinement la nature de l’écrivain. Ivan Bounine écrit sur les croyances des hommes, leurs destins faussées, leurs désirs insatisfaits, leurs égarements. Et leurs rêves. Tchang est un chien rêveur, alcoolique comme son maître. Au beau milieu d’Odessa, troisième personnage de cette nouvelle, il lape son écuelle de vodka pendant que son maître se biberonne à la même bouteille. On va de bar en cantine, avec le regret de n’être plus sur l’océan, et plus capitaine de rien. Le chien rêve et rêve aussi la prose, jusqu’à brouiller la réalité, le lecteur ne sachant plus, ou trop bien, quelle frontière a été franchie qui fait passer du souvenir à l’instant présent, de la lucidité à l’ivresse, de la vérité à la déception. Chien chinois, Tchang n’est le messager d’aucun précepte, l’éclaireur d’aucune espérance. Il est la matière rêvée de l’écriture, l’oscillation queue battante d’une prose qui fait naviguer le lecteur entre les souvenirs d’une vie maritime jadis haute et noble et un aujourd’hui où les discernements s’amenuisent, les sens s’appauvrissent. Le capitaine ne tient plus que des propos amers sur les femmes et lâche des paroles sermonnées issues de L’Ecclésiaste. Cette vanité prononcée dans la parole biblique, à laquelle il faut ajouter l’histoire de Job, dit notre finitude, et raconte une nécessaire obéissance à Dieu, Lui qui pourtant joue avec notre patience. Régulièrement, Tchang, chien chinois et incarnation de mille et un regrets, replonge dans ses rêves. Son intoxication par l’alcool est le curseur affolé qui lui fait percevoir une réalité sans cesse défaillante. Ivan Bounine est un mélancolique. Il voit les hommes à la peine et la race canine comme un miroir à nos douleurs. Un miroir qui nous fixe, imite nos expressions, et pourtant vit d’une autre vie, comme s’il nous suppliait de croire un instant à quelque chose au-delà de nos exaspérations et de nos incertitudes. Dès lors, les poèmes réunis ici en petit nombre représentent un autre spectre de ce sentiment du monde. D’abord, onze poèmes entre 1907 et 1918, autant la fin de l’ère tsariste que l’avènement de la révolution, la chute d’un monde que le lendemain de la première guerre mondiale, disent des admirations possibles et une atemporalité frappée de tristesse : « Minuit tinte dans la steppe vide, / Paix du ciel et chaleur de la terre, / Miel amer de l’absinthe sèche. / Et pâleur étoilée des lointains. // Qu’écoute mon chien ? / Nous sommes hors de la vie, hors du temps. / Venu des ténèbres de la steppe, / C’est un rêve qui tinte, ensorcelle. » Ce poème sans titre du 22 juillet 1916 pourrait être l’exergue des Songes de Tchang. Oui : « Qu’écoute mon chien ? ». Quelle parole donner à un animal ? Quelle parole l’animal en question entend-il de nous, même s’il est à cet endroit du poème à l’écoute de l’infini, voire du cosmos ? Les êtres humains voient dans le chien de quoi s’y confondre. Il semble une conscience supérieure, qui nous émeut en retour de peut-être vouloir nous ressembler. Même si la voix du chien passe par des grognements, des plaintes, des aboiements, il semble à deux doigts de prononcer la vérité d’un langage que le poème tente de rejoindre. Tout cela relève d’une grandeur impossible – ou perdue. La poésie d’Ivan Bounine arpente les territoires d’un monde qui pourrait être différent, qui le fut peut-être autrefois, l’aura été peut-être, malgré nous. Le poème devient tombeau. On l’ouvre des siècles après ; on devine un destin dans un squelette, avec un peu d’or autour. On évalue la mesure de l’oubli. Le douzième et dernier de ces poèmes, daté de 1952-1953, fait part ainsi, après une guerre à nouveau meurtrière, de l’attente d’une nouvelle couronne au seuil de la mort : « Et pour toujours elle aura refroidi mon front ». La tombe du chien n’est pas loin, un manteau de terre entre lui et les étoiles.
Marc Blanchet
Ivan Bounine, Les songes de Tchang & Poèmes, traduit du russe par Christian Mouze, La Barque, 2023, 47 p., 14 euros