Isabelle Lartault, « Tours, détours et retours » (extrait). [Les inédits]


Il tourne, le monde d’Isabelle Lartault, elle tourne, son écriture et elle nous entraîne dans un vrai chamboule tout, impressionnant.


 

Je suis si sensible aux pages qui se tournent que j’ai longtemps cherché à tout faire tenir sur la même.

Des années et des années à tourner, tourner autour du sujet, à tourner et retourner dans tous les sens ça tourne, tourne qui tourne qui tourne autour de qui tourne autour de quoi tourne sur lui-même ou ne tourne pas jour et nuit et jour en tournant et en virant dans la vie avant d’être projetée hors du système scolaire, cherchant équilibre et appuis, oscillant, m’accrochant à la table qui tourne elle aussi avant de sursauter. Le plat passe, et c’est à mon tour de le faire tourner. 

Si la voie lactée compte quelques centaines de milliards d’étoiles dont le soleil, qu’elle est une des centaines de milliards de galaxies qui se trouve dans l’univers et que chacune est un assemblage d’étoiles, de gaz, de poussières et de matière noire contenant parfois un trou noir supermassif en son centre…

Pour bien se représenter : se concentrer. Écarter les nuages pour visualiser les rouages. Tenir les boules entre les dix doigts avant de les faire tourner. Désynchroniser les deux mains. Libérer les poignets. Regretter de ne pas avoir des mains plus grandes ou une main supplémentaire pour, autour d’un même point, faire tourner la lune et la terre.
Mais les autres planètes, comment les visualiser ? Comment, tout à la fois, voir tourner Mercure, Vénus, Mars, Jupiter, Saturne, Uranus et Neptune autour du soleil, voir tourner autour les cinq planètes naines, voir tourner les milliards de petits corps, voir tourner les astéroïdes, voir tourner les objets glacés, voir tourner les comètes, voir tourner les météorites, voir tourner les poussières interplanétaires, voir tourner… Sans parler des autres galaxies… ! Quand tout tourne de tête, comment ne pas perdre l’équilibre ?

Je me lève. Le soleil apparaît à l’horizon. Le doute se lève enfin. Il aurait suffi d’ajouter « de notre point de vue » pour que tout s’éclaircisse. Les mots replacés dans le bon sens, le monde environnant se remet en mouvement. Le soleil disparaît à l’horizon. La nuit commence à tomber… Elle tombe ? Elle est tombée ? C’est ce qu’on dit.

Longtemps, il y a eu des moments où je ne voulais pas sortir. Pas mettre le nez dehors. Pas sortir de mon trou. Pas prendre l’air. Sortir, pour quoi faire ? On ne veut pas sortir parce qu’on n’a rien à dire alors que c’est en sortant qu’on peut trouver de quoi dire. On ne veut pas sortir parce qu’on n’a rien à dire alors que c’est en sortant que les mots peuvent sortir. Sortir pour aller où ? On préfère rentrer. Qui peut dire qu’un jour, on s’en sortira ?

Si l’on sait que si un objet arrondi tombe, il a plus de chance de rebondir sans se casser et moins de risque de blesser…

Se venger de l’injustice par l’injustice est injuste et entretient l’injustice.
On a beau retourner ça dans tous les sens…
C’est difficile à comprendre si on n’a pas cette tournure d’esprit.

Il y a des choses qui avancent quand d’autres reculent. On n’a de cesse d’ajouter et de soustraire, de calculer et de recalculer pour essayer de savoir dans quelles proportions au juste. On cherche un équilibre. On espère que les choses tourneront du bon côté. L’histoire se répète ? L’histoire se répète presque. Il faut s’en souvenir mais ne pas oublier d’avancer. Mais pour avancer, il faut pouvoir imaginer que chaque tour rapportera. Ça peut tourner si on ne revient pas exactement au même point de départ à chaque fois.

La roue tourne.

Je passe et repasse par-là, presqu’au même endroit, et si je suis disposée à voir, je vois quelque chose que je n’avais pas encore vu.

Partez ! Revenez ! Vous avez vu ? Vous voyez ?

Si je me répète, c’est parce que je ne peux plus m’arrêter.
Les choses finissent par se mordre la queue et on ne sait plus qui de la poule ou des œufs…
Pour un œuf :
Á la coque : 3 minutes.
Mollet : 5 minutes.
Dur : 10 minutes
Dur Dur : 18 minutes
Dur Dur Dur : 36 minutes
Au-delà de ce temps de cuisson, attendre l’explosion.

Mais on n’a jamais connu d’hiver aussi froid, de printemps aussi précoce, d’été aussi chaud, d’automne aussi pluvieux, jamais connu d’hiver aussi chaud, de printemps aussi froid, d’été aussi tardif, d’automne aussi beau, jamais connu d’hiver aussi doux, de printemps aussi chaud, d’été aussi venteux, d’automne aussi pluvieux, jamais connu de saisons aussi hors de saisons, jamais !

Si l’on mesure le fait que dans les océans, des courants créent des spirales de détritus qui tournent dans le sens des aiguilles d’une montre…

Á la fin des vacances à la campagne, les citadins ne veulent pas retourner à la ville et une fois en ville, ils ne voient pas comment ils pourraient vivre à la campagne mais dès que reviennent les beaux jours, ils ne voient pas comment ils pourraient continuer de vivre en ville et recommencent à rêver de retourner à la campagne…

Jamais contents jamais !

Si l’on sait que si l’on dispose des objets ou des personnes en cercle, on peut les atteindre avec le même effort depuis le centre, les voir de la même manière et ainsi mieux les surveiller et que le son a le même volume pour tous les spectateurs assis dans un hémicycle…

Ça fait des heures, des jours, des années… Ça fait une éternité que je tourne, tourne pour trouver une place…


Si pour augmenter la croissance coûte que coûte, il faut gagner du temps coûte que coûte en accélérant la production et la circulation, en accélérant les cadences de travail, en accélérant la pression, en augmentant le stress… Si le prix du pain augmente, que le prix du plein augmente, que le vide augmente dans les emballages, que la durée de la vie augmente coûte que coûte, que le coût de la vie augmente… Combien ça va nous coûter en fin de compte ?

On se demande comment ça va tourner !
Ce qu’on gagne d’un côté, on le perd de l’autre.

Plus on a plus on a plus on a plus on a plus on a plus on a plus on a plus on a plus on a plus.
Moins on n’a moins on n’a moins on n’a moins on n’a moins on n’a moins on n’a moins.

Les gens n’ont pas un rond ! Comment voulez-vous que ça tourne ?

Tout ça ne tourne pas rond !

Ce n’est pas ça qui va empêcher le monde de tourner !
Si on veut que ça tourne, il faut faire avancer la machine.
Mais le moment est arrivé où la machine s’est emballée et maintenant, on ne sait plus comment l’arrêter.

Arrêtez !

Les choses ne tournent pas toujours à notre avantage.

Les mêmes informations tournent en continu et dans cette boucle on croit voir le monde contenu.

Si, comme sur un rouleau de scotch, on a perdu le début. On ne peut pas le dérouler parce qu’on ne le voit plus…

Si l’on ne sait pas par où, par quoi et comment commencer, comment commencer ? Certains disent qu’il faut commencer en tournant dans le sens des aiguilles d’une montre, les autres qu’il faut commencer en tournant dans le sens inverse des aiguilles d’une montre. A ce moment-là, à ce compte-là, on n’est pas près de commencer !

Dans quelles sphères évoluons-nous ? Dans quelles spirales sommes-nous aspirés ?

Si l’on sait que le mouvement de l’ombre sur un cadran solaire horizontal dans l’hémisphère nord se fait de droite à gauche, et que c’est peut-être parce que l’hémisphère gauche du cerveau régit la partie droite du corps, que les athlètes préfèrent courir dans le sens inverse des aiguilles d’une montre…

Si l’on tient compte du fait que, dans l’espace, tous les corps s’attirent ou se rapprochent…

Plus elle s’éloigne plus il se rapproche mais dès qu’elle se rapproche il s’éloigne.

Attendez !

On est à la mode, un jour. Un jour, on est démodé. À un moment donné, ce qu’on avait laissé derrière soi revient devant soi inchangé. Il suffit d’attendre et de conserver. Il suffit de ne pas avoir déjà fait le tour de tout, d’être jeune ou de vouloir le rester.

Les toupies finissent toujours par s’arrêter, mais elles, on peut toujours les relancer !

Si l’on sait qu’en raison du réchauffement climatique, les tornades se multiplient…

Pourquoi est-ce que je n’arrive pas à mémoriser dans quel sens le soleil va tourner pour trouver la meilleure place pour en profiter ?

Si l’on sait que qu’en France, les personnes qui entreprennent un tour du monde le font le plus souvent en couple, que beaucoup utilisent un billet « Tour du monde » vendu par les alliances aériennes, qu’en moyenne, un tour du monde dure un an, coûte 14 500 €, s’effectue à 27 ans, traverse 16 pays et nécessite 9,5 vols.

Ça, c’était quand les choses tournaient encore !

Une page est peut-être en train de se tourner…


©Isabelle Lartault.

 

Isabelle Lartault est née en 1960. On peut visiter son site, riche de très nombreuses ressources.
Poète et artiste, elle travaille depuis de nombreuses années sur les interactions entre la force et la fragilité des individus et le poids des sujets de société : omniprésence du quantitatif, inégalités, détérioration de l’environnement, etc. Ses écrits sont principalement constitués d’énoncés tantôt prosaïques, tantôt poétiques, entrecoupés de données informatives multiples. Ils peuvent être prolongés de la feuille de papier à l’espace d’exposition, de la mise en page à la mise en scène à travers des lectures performées poétiques, des installations, des dessins, des pièces sonores ou de la vidéo. 
Publications en revues : Java, Sarrazine, Laura, D-Fiction, Sitaudis, Dissonances, etc.
Publications personnelles : Les Grandes Occasions, 1980-2000 et Les Grandes Occasions 2000-2020, éditions Les Archives Modernes ; NOM DE MON DE, éditions Passage d’encres ; affiches et livres-objets en éditions à tirages limités : Tout le reste va sans dire ; D’un bout à l’autre ; Une somme & des inconnu(e)s).