Jean-René Lassalle propose aux lecteurs de ce numéro 1, un second dossier de traductions, consacré au poète allemand Gerhard Falkner.
Trois poèmes de Gerhard Falkner, traductions inédites de Jean-René Lassalle
Poèmes de l’autel de Pergame : Astéria
La main est complétée. Au bras manque une épaule
Le genou s’agite inerte en lui-même. Tout n’est
que fougue. En ruptures réussies
Là où un dieu se met en scène chutent
les géants, et tout respire l’heure
propice. Les déesses saisissent les héros
par les cheveux et les arrachent comme arbres
hors du sol. L’immortalité
est suspendue. Dans le marbre triomphe une alarme
La mère de Hécate, sœur de Léto
écrase au scalp le héros prochain
Tout se balance, les hanches et tuniques
De l’épée ne survit que le coup
le reste est lacune, intervalle, fragment
Pourtant combien de gigaoctets dans cette frise, quelle
gigantesque archive abrite cette pierre, tellement
que même la lame qui n’est plus présente
avec une lueur d’immortalité
reflète l’éternité des dieux
Source : Gerhard Falkner : Pergamon Poems, Kook 2012. Traduit de l’allemand par Jean-René Lassalle
Pergamon Poems : Asteria
Die Hand ist ergänzt. Dem Arm fehlt eine Schulter
Das Knie rast reglos in sich selbst. Alles ist
Impuls. Die Brüche sind geglückt
Wo sich ein Gott in Szene setzt, da fallen
die Giganten, alles atmet so die Gunst
der Stunde. Die Göttinnen packen die Helden
bei den Haaren und reißen sie wie Bäume
aus dem Boden. Die Unsterblichkeit
wird aufgehoben. Im Marmor herrscht Alarm
Die Mutter der Hekate, Schwester der Leto
reißt am Schopf den nächsten Helden nieder
Alles schwingt, die Hüften und Gewänder
Es existiert vom Schwert nur noch der Stoß
der Rest ist Lücke, Zwischenraum, Fragment
Doch wie viel Gigabyte hat dieser Fries, welch
gigantisches Archiv birgt dieser Stein, dass
selbst die Klinge, die nicht mehr vorhanden
mit einem Schimmer von Unsterblichkeit
die Ewigkeit der Götter widerspiegelt
Source : Gerhard Falkner : Pergamon Poems, Kook 2012.
•
Réparation Hölderlin
C’est une ivresse, de particulière manière, quand sont présents les célestes
Cependant : sont-ils, les célestes (vraiment) présents ?
Est-ce que l’ivresse22, la résonance26, la nUIT
ne sont pas seulement écho d’autres /
langues détériorées, langues noircies
langues plus langagières
un théâtre de l’â me(r) fragmenté sous lumière noire
filtré acoustiquement ?
Beaucoup tentent en vain d’exprimer joyeusement une extrême joie
cependant dans les cloisons des sens
cette très-joie est rarement rassurante
plutôt wellness (satisfaisante)
pour eux et leurs semblables
quoique pérennement et puissamment
avec DIeu en mot rotatif
l’épiphanie
de l’incherché
crée une grandeur
Source : Gerhard Falkner : Hölderlin Reparatur, Berlin 2008. Traduit de l’allemand par Jean-René Lassalle
Hölderlinreparatur
Trunkenheit ists, eigener Art, wenn Himmlische da sind
Aber: Sind (denn) Himmlische da?
Sind Trunkenheit22, Echo26, nACHT
nicht Nachhall nur anderer /
schadhafter Sprachen, schwärzlicher Sprachen
sprachlicherer Sprachen
der See(le) zersplittertes Schwarzlichttheater
akustisch sortiert?
Viele versuchen umsonst das Freudigste freudig zu sagen
doch, in den Schranken der Sinne
ist dies Freudigste selten geheuer
wellness (reicht auch)
ihnen und ihresgleichen
gleichwohl dauernd und mit Macht
und GOtt darin als rotierendes Wort
die Epiphanie
des Ungesuchten
Größeres leistet
Source : Gerhard Falkner : Hölderlin Reparatur, Berlin 2008.
•
L’été, comme ils disent tous
Un seul été, ou c’est ainsi
que disent les voix
un seul été
un intense, ou bien
un qui, quoi qu’il réalise, sans prévenir
afflue, qui quelle que soit son apparition
tourbillonné en poussière ou orné
d’un ondoyant scintillement
outrepasse muet un lent commencement
et déploie un film panoramique
dans tous les horizons
même un quasi pour toi
qui te retrouves injustement
les lèvres croisées
sans mots le front incliné
sur des graminées
et dans ton sein recomptes
une noix grillée
(toujours la même la seule)
en haut cependant, là flottent
fouettées par les regards
les îles, chacune pour elle-même
les mains dénouées
fluctuantes et tendues comme roseaux
altimètre par-dessus là-haut
dessus la voile de la main
là-bas flottent
loin du froid de l’esprit
décomposées en lumière blanche et noire
les moitiés de l’été
comme un bois de proue
entrechoquées
avec tant de crissement
crissant de plus belle
Source : Gerhard Falkner : Endogene Gedichte, DuMont 2000. Traduit de l’allemand par Jean-René Lassalle
Sommer, so sagen alle
nur einen Sommer, oder so
sagen die Stimmen
nur einen Sommer
einen gewaltigen, oder so
der, was er auch vermag, ohne anzuklopfen
hereinbricht, der, wie immer er auftritt
in Staub gewälzt oder behängt
mit geschmeidigem Flimmern
langsames Beginnen stumm überspringt
der einsetzt, wie Breitwandkino
in jeglicher Gegend
und dann einer wie dir, die
zu Unrecht davorsteht
mit verkreuzten Lippen
und stumm mit der Stirn gegen
Halme gelehnt
die eine geröstete Nuß
in den Schoß zählt
(nur immer die eine)
oben aber, da schwimmen
von den Blicken gepeitscht
die Inseln, jede für sich
die entmischten Hände
schwankend und wie Schilf gereckt
Höhenmesser über dem oben
dem Handsegel
da schwimmen
von der Geisteskälte
in weißes und schwarzes Licht zerlegt
die Hälften des Sommers
wie Bugholz
gegeneinandergestoßen
und soviel Zerknirschtes
wieder zerknirschend
Source : Gerhard Falkner : Endogene Gedichte, DuMont 2000.
•
Gerhard Falkner est un poète allemand né en 1951. Avec ses premiers recueils il recherche une beauté esthétique malgré la dureté de l’époque. Cependant, sous le choc de l’avant-garde postmoderne critique, il arrête d’écrire des poèmes pendant 10 ans, se consacrant au théâtre. Puis sans doute influencé par ses lectures de Hölderlin, il reprend la poésie et poursuit une mélancolie élégiaque qui se méfie du pathos et tente d’intégrer une modernité discordante. En particulier dans son recueil Hölderlinreparatur (réparation de ou par Hölderlin), il réactualise des motifs de ce grand poète : l’été, les îles de la démocratie grecque, les dieux « célestes »… Un de ses projets récents est le cycle de l’Autel de Pergame (Pergamon Poems). Cette énorme frise de sculptures de l’époque hellénistique est conservée dans un musée à Berlin et représente le combat des dieux et des héros dans un idéal de beauté et un tragique solaire, où les nombreuses cassures ajoutent un voile nostalgique. Falkner a écrit un poème pour chaque personnage important de la frise, qu’il fait lire à des acteurs et actrices apparemment nus du célèbre théâtre de la Schaubühne (le DVD est inclus dans son livre, certaines vidéos se retrouvent sur la chaîne youtube du musée).
Bibliographie
so beginnen am körper die tage, Luchterhand 1981
der atem unter der erde, Luchterhand Verlag 1984
wemut, Luchterhand 1989
Endogene Gedichte, DuMont 2000
Gegensprechstadt, kookbooks 2005 (avec CD du musicien expérimental David Moss)
Hölderlinreparatur, Berlin 2008
Pergamon Poems, kookbooks 2012 (avec vidéos)
Schorfheide, Berlin 2019
À Grüningen, Alidades 2024 (bilingue, traduit par Joël Vincent)
Traduction en français
Poèmes dans Poésie de langue allemande aujourd’hui, Sapriphage 2000 (trad. JR Lassalle)
À Grüningen, In Grüningen, traduit de l’allemand par Joël Vincent, coll. Bilingues, Alidades, 2024
Sitographie
Ecouter Gerhard Falkner sur Lyrikline lire „Sommer, so sagen alle“
Voir l’actrice Judith Engel de la Schaubühne de Berlin dire « Asteria » (traduit ici) du cycle de Pergame
Conception et traductions de Jean-René Lassalle