Georges Rouault parle à André Suarès de Gustave Moreau, de son regard sur Degas notamment et de sa manière d’enseigner.
« Notes sur la création », cette anthologie bis de Poesibao permet aussi de rendre compte d’essais ou d’écrits qui ne relèvent pas strictement du domaine de la poésie, comme dans « l’anthologie permanente » et de rendre hommage à certaines publications importantes, qui, en définitive, concerne la poésie et tout l’acte créateur.
Aujourd’hui un extrait du très gros opus publié par l’Atelier contemporain, Georges Rouault, Soliloques d’un peintre.
Extrait de « Gustave Moreau », texte de Georges Rouault adressé à André Suarès et publié dans Souvenirs intimes, 1926-1927.
« Gustave Moreau croyait peu aux récompenses, mais il cherchait à nous réconforter et à nous soutenir dans nos efforts ; il nous savait la plupart sans fortune, et espérait encore que notre talent naissant serait reconnu dans un temps donné. Aux mots cruels de Degas, il répondait avec cette charité d’esprit si rare même chez les gens qu’on dit charitables. Il refusa de signer la pétition qui circula demandant de fermer la salle des Impressionnistes au Luxembourg. Il eut voté avec un plaisir infini pour Degas s’il se fut présenté à l’Institut, il me l’affirma souvent ; mais cependant il se laissa un jour aller à me dire sans aucune méchanceté et comme manière de conclusion à des traits décochés avec tant de vigueur par Degas sur les contemporains au moment où les snobs l’enguirlandèrent de si bonne manière, quitte à le lâcher demain: ‘Au fait, tout l’art de la fin du XIXe siècle se mira-t-il dans la cheville d’une danseuse ?’
Mon cher Suarès, on pourra me reprocher d’avoir jugé Degas, et certes, ce n’est pas notre rôle, à nous peintres, de critiquer. Nous devons disparaître derrière notre œuvre. Mais si j’ai agi ainsi, j’avais des raisons très en dehors de la personnalité de Degas, j’ai voulu essayer de montrer la tradition picturale riche, abondante et variée ; elle peut aller d’un bout à l’autre du clavier infiniment enrichi avec le Temps. On peut avoir un très grand respect pour Dominique Ingres, sans pour cela ignorer les ressources infinies de notre art, la variété des moyens d’expression divers et des modes anciens et nouveaux. À l’École des Beaux-Arts, Élie Delaunay n’aimait pas beaucoup nous voir peindre ; aussi sur les chevalets la petite feuille de papier Ingres restait toute la semaine. À la fin, juchés sur le haut tabouret, bec au vent, nous nous en allions, tristes écoliers, dormir tout notre saoul sur notre oreiller de misère sans un rêve. La couleur était pour ceux-là qui font école buissonnière. Quand G. Moreau arriva il aurait pu dire comme le bonhomme Cézanne : « Allons peignez donc, quand on a raté, on recommence. Vous ne faites pas une épure d’architecte. »
Animateur étrange, Gustave Moreau était plus jeune d’esprit que beaucoup d’entre nous, nous emmenant au Louvre, nous forçant à lui répondre, sondant vision et pensée du ci-devant béjaune. Érudit pensif, il avait de la fraîcheur de sentiment, de la générosité dans l’esprit mais il ne se faisait aucune illusion, et savait en même temps le jeu des éléments humains si fragiles. Le don le plus beau peut dévier, il le savait. « Si je laisse deux ou trois bons peintres, disait-il, voire un seul, je m’estimerai encore heureux. »
Il cherchait à éveiller notre goût, à le former par l’étude soutenue des anciens et de la nature, sans rigorisme ni puritanisme, suivant l’inclination de notre esprit et de notre cœur. Il ne nous parquait pas dans l’enclos classique qui pour tant de peintres va exclusivement de Michel-Ange à Raphaël. »
Georges Rouault, Soliloques d’un peintre, édition établie et présentée par Christine Gouzi, éditions l’Atelier contemporain, 2022, 1104 p., 30€.
Le livre sur le site de l’éditeur