Friederike Mayröcker, “Voyage dans la nuit”, extraits.


Les éditions Atelier de l’Agneau ont publié récemment  un nouveau livre de la poète autrichienne dans une traduction d’Anne Kubler.


Friederike Mayröcker, Voyage dans la nuit, traduit de l’allemand par Anne Kubler, Atelier de l’Agneau, 2022, 116 p., 20€

Le livre Voyage dans la nuit se présente comme une seule coulée de texte. Poesibao tente ici d’extraire quelques passages du livre sans dénaturer le texte.

(…)
pour la conduite de la vérité, les stylos-feutres se sont vidés, bleu et vert dans la nuit, de grosses taches dentelées sur les bords ont tout inondé, gâché toutes les notes, quand je cherchais hier des coquillages, je réfléchissais à la valeur et la non-valeur, à la beauté et la laideur, à la duperie et la séduction de ce monde, ce faisant j’avais du mal à garder le cap, la matière est toujours irréelle comme les vagues de la mer, dis-je, en jetant un coup d’œil rétrospectif j’ai titubé de malheur en malheur, carbonisée et brûlée, je m’arrachai presque l’œil, me coupai la main, embrochais souvent les couleurs, frénésie de sucreries…
(p. 13)

La vie s’est un peu effacée, a presque fini son numéro, j’ai fait une analyse à vingt-cinq et à quarante-cinq ans, ai de nouveau tout arrêté, une cataracte de larmes, la douleur de l’estomac et du cœur y a contribué, en réalité le rêve s’en est allé, j’ai si peur de la narration, juste des notes, d’une manière tsigane, un griffonnage marginal, ou sur des enveloppes décachetées, JULIAN est colorié en vert, son regard inquiet repose longtemps sur mon visage, mais JULIAN est tissé de pluie et de chaleur, je pense à la couleur rose, ou la beauté au travers de la vérité. Soit un attelage d’oiseaux, sept mois sept années non dix-sept années j’ai saisi une chance et elle s’est avérée juste, mais pourquoi ne puis-je plus rien lui dévoiler à présent ?
(p. 15)

Chute d’eau bleuet et verte, un fleuve de larmes que l’on peine à endiguer, mon père s’attarde retardé dans le temps en un lieu où nous ne pouvons pas aller je veux dire avec nos corps, la tempête illimitée, dis-je, qui nous projette dans l’immédiate proximité de l’état d’une absolue nudité interne et externe, nuidé sans défense de la mise au monde et de la mort –
(« Giannozzo, où vis-tu, petit agneau ? Gionnozzo, petit agneau, veux-tu paître au Ciel ? Ne peux-tu pas m’apparaître ? »)…
Alors nous avons déjà progressé dans la compréhension de choses essentielles, dis-je, ou glissé dans une coulisse des jours :  la beauté au travers de la vérité.
Devant moi du vert. Larmes. Sapins, mauvaises herbes, plantes vivaces. Nous ne sarclons pas nous ne fauchons pas. Odeur de nuit brûlée, je suis parfois envahie l’été d’une grande mélancolie, d’une grande angoisse, d’une grande pitié pour lui. Soleil blafard, douce lune : il a tant aimé tout cela, chaleur et tiédeur de l’air, et les nuées des lépidoptères. Tout cela l’a traversé, tout cela l’a rendu heureux, cela me travers, ce la me rend maintenant également heureuse, je suis devenue mon père, père doreur, et c’est de nouveau passé.
(p. 20)

A présent je suis presque partie, à présent je suis presque partie loin, mais là-bas lors de notre séjour poétique (villégiature d’été, Toussaint Espang) je courais comme une folle à travers les chambres et montais, descendais l’escalier, et parce que j’avais décidé de laisser là-bas repose mon travail d’écriture,, j’en devins presque folle, mon travail d’écriture était laissé en friche là-bas, je m’étais interdit de continuer là-bas mon travail d’écriture, et au lieu de pouvoir me livre à mon travail d’écriture, je courais pendant des heures tout autour, en haut de la colline en bas de la colline, et dans un pas de l’oie frénétique de long en large dans un jardin immense et toujours en cercle sur la terrasse, tant que mes pieds en carton tenaient le coup, mais la plupart du temps je le passais allongée à lire, je passais la plupart du temps à lire mes poètes favoris. A la vérité, je ne commençais aucune lecture sans papier à écrire ni crayon, je n’ai jamais été en mesure d’entre dans une lecture sans extraire sans arrêt, c’est comme une maladie. Cela a aussi toujours été un critère de qualité pour mes lectures : en effet là où il n’y a rien à extraire, il n’y avait rien à lire pour moi et cætera.
(p. 24)

Friederike Mayröcker, Voyage dans la nuit, traduit de l’allemand par Anne Kubler, Atelier de l’Agneau, 2022, 116 p., 20€


Poesibao recommande aux lecteurs de l’allemand ce bel entretien ancien avec Friederike Mayröcker.

A propos du livre :
La narratrice revient de France dans un train de nuit, avec son ami Julian. Elle parle de son amour Lerch, d’écriture, de relations, de son enfance, déroule un flux de conscience et de remémoration qui englobe tout. Le livre a été publié en 1984 en allemand, sous le titre Reise durch die Nacht.

Sur le site de la traductrice :
Ce livre, Voyage dans la nuit, est une bonne introduction pour lire Friederike Mayröcker (1924-2021). Cette poétesse autrichienne est née et a vécu à Vienne. Autrice majeure de la littérature contemporaine de langue allemande, elle a publié plus d’une centaine de livres, traduits dans de nombreux pays. Six de ses livres ont été traduits et publiés à L’Atelier de l’agneau.
Et à propos de la traduction :
« L’autrice joue très souvent sur la polysémie de la langue allemande, utilisant les mêmes mots mais dans des sens différents, parfois rares et recherchés. Il y a chez F. Mayröcker une musicalité de la langue très particulière, qui peut faire penser aux fugues de Bach pour ces motifs répétés mais repris chaque fois dans une autre tonalité, c’est-à-dire dans une autre configuration textuelle, donnant l’impression au lecteur de reconnaître ces motifs, ces bribes de phrases, tout en les éclairant d’une nouvelle lumière. J’ai été très sensible à retranscrire dans la langue française cette musicalité, afin d’immerger le lecteur dans cette expérience de lecture que cherche à provoquer en lui ce que F. Mayröcker nomme la ‘langue de perroquet’, une prose poétique hirsute, répétitive, sauvage, à l’opposé de l’écriture narrative, et pourtant musicale et fluide. »

Friederike Mayröcker dans Poesibao :
(Anthologie permanente) Friederike Mayröcker, extraits de “Scardanelli”
(Note de lecture), Friederike Mayröcker, “Scardanelli”, par Jean-Pascal Dubost,
(Disparition) Friederike Mayröcker,
(Anthologie permanente) et (reportage), Hommage à Friederike Mayröcker, par Jean-René Lassalle