Poesibao clôt aujourd’hui la publication d’une seconde série de contributions à la ‘Disputaison’ sur le thème de la langue d’écriture. …

Ne pas ou ne plus écrire dans sa langue maternelle, est-ce un réel choix ? N’est-ce pas la langue d’accueil qui vous élit ? Est-ce une fuite, un exil, un rejet de son pays, une décision politique ? La langue adoptée est-elle une ‘contre langue’ (maternelle) ? Un exil dans l’exil ? L’adoption d’une autre langue correspond-elle à un déplacement physique ? Est-ce une autre personne qui apparaît dans l’autre langue ? Peut-on parler d’un devenir-autre ? Et pourquoi le français ? Les questions sont nombreuses, elles se posent en vrac car l’histoire de la langue de chacun est un monde. Alors c’est l’histoire de poètes qui se sont aventurés dans la langue française, qu’on voudrait lire.
Cette disputaison a été conçue et préparée par Jean-Pascal Dubost. Elle fait suite à une première livraison de 16 contributions.
Aujourd’hui, 31ème et dernière contribution, celle de Marina Skalova
Retrouver les contributions précédentes, série A – série B en cours
Aucune langue n’est maternelle. N’ai jamais écrit de poème dans ma langue maternelle. N’ai pas de langue maternelle. Ne parlais pas la langue de ma mère à la maternelle. N’ai pas été maternée en langue. N’ai pas été enlanguée maternée. Langue n’est pas enfantée n’arrive pas à l’enfant à la maternité à son arrivée. Ma langue me désenfante et je me démer(d)e. Ne m’enfouis pas dans ma langue. Ne tête pas son sein. Rien où me blottir. Pas mou pas doux. Pas d’antalgie. Léthargie interdite. Langue est Mère autoritaire, pas câline pour un sou. Mère à laquelle jamais rien ne suffit. Ainsi font font font les suffixes tournent en rond. Langue me fait sentir insuffisances. Me donne à subir. Latences.
Langue pas enfantée n’arrive pas à l’enfant à la maternité à son arrivée. Langue se détache. Sauvée des amygdales. Poncée de palais hérissé. Abrasée à fleur de luette. Râpée dans glotte. Pas un patrimoine. Pas sarcophage. Les nerfs remuent.
Langue nerveuse. Veux dire quoi ? Pas d’articles dans langue de mère. Langue pas polie non plus, ça force dans langue de père. Faire quoi de ça ? Le français au pied du mur. L’assaisonner ? Non. Ma langue pas là pour épicer la tienne, mettre du piment dans ta chienlit.
Ce que j’aime ? Me glisser sous la langue des autres, là où râpeux et doux. Pas une effraction. Je traduis, entre pour voir comment c’est fait.
*
Je naquis dans le silence et je fus entourée de cris et de portes claquées. On me parla en russe et autour de moi cela tirailla en russe, on s’engueula en russe, les sage-femmes et les grands-mères rabrouèrent en russe et les moteurs démarrèrent en russe. Et je babillai en russe et je finis par dire Mapa puis Mama et Papa et Baba et Davaï et Malina qui voulait dire framboise et Machina qui voulait dire voiture et je confondis ces deux mots avec mon prénom. On me lut de la poésie et on me chanta des chansons. Un jour, je répondis en russe. On me mit dans un avion pour la France, je changeai de langue. Les enfants jouaient à la marelle en français. Je ne parlai pas et à la fin j’ai parlé. Le russe est resté la langue de la poésie récitée, des dessins animés et de l’humour trop riche en références pour pouvoir le traduire, un humour à huit voies comme les rues du centre-ville moscovite. Le français devint la langue des cahiers, des cartables, et puis les mots écrits vinrent en français. Je ne l’ai pas choisi, ce fut ainsi.
Les choses se compliquèrent car nous déménageâmes. L’allemand devint la langue de l’extérieur, Stundenplan Schulordnung Freizeit emploi du temps règles scolaires temps libre, le russe demeura la langue de la cellule familiale Doma govorim po russki i vsë, et c’est tout. La langue russe était inerte, plus rien ne la nourrissait du dehors, la Russie vivait dans le grésillement de la radio et les coups de téléphone des grands-parents. Le russe se voulait impassible mais il se teintait de mots d’allemand qui était la langue du présent. Vozmi Termin. Poidi v Sozialamt. Dehors, les choses changèrent avec les noms. J’obéis car je fus une enfant résignée. L’écriture, ou ce qui en tenait lieu, le journal, les notes, passèrent du français à l’allemand.
Pour les mots administratifs, nous ne connaissions que l’allemand ; pour les choses de la plomberie, du bâtiment, je n’ai pas les mots, je ne les ai appris dans aucune langue ; pour le corps et sa tuyauterie, le russe souffre de pénurie, il y a le ventre, les mains, les pieds c’est tout ; la précision chirurgicale, nous l’avons apprise dans le face-à-face avec les médecins, le corps était une région aussi obscure que les plaines reculées d’URSS, nous n’en avions pas conscience.
Les déplacements se succédèrent et apportèrent de la confusion. L’allemand, le français et le russe se toisaient. Mes trois grandes langues impériales se regardaient de haut. Je fus sommée de choisir car lorsque je mélangeais tout, on me disait qu’on ne comprenait rien. Si cela ne tenait qu’à moi, mon écriture serait multilingue, j’écrirais un mélange perpétuel de langues, me laisserait encore traverser par d’autres langues.
Je n’ai pas choisi le français car j’y aurais été particulièrement bien accueillie. Simplement, cette langue était là depuis l’enfance. C’est celle où je suis – comparativement – plus souveraine, un peu moins étrangère. Je donne l’illusion de l’assimilation. C’est un état de souveraineté relative. Le français me renvoie vers ses bords, je l’écris avec des trous, je découvre encore le sens de certains mots, particulièrement ceux désignant la vie domestique, car le français fut ma langue maternelle non pas au sens de la mère, mais de l’école maternelle. Je ne suis pas une enfant de la République pour autant. Je demande à ce que l’on ne conclue pas de la langue à la nation. La nation est mal langée.
Marina Skalova
Née à Moscou, elle a grandi entre la Russie, l’Allemagne et la France. Poète et dramaturge (et traductrice), elle a publié aux éditions Cheyne, L’Arche, Le Seuil.