Isabelle Baladine Howald présente ce livre qui permet de découvrir la chaîne de transmission qui nous a rendu Kafka accessible.
Pokoï
« Kafka nous apparaît ici à la lueur de ses premiers traducteurs. »
Maïa Hruska
Que peut-on dire encore de neuf sur Kafka, cent ans après sa mort ? Sur lui, sans doute rien s’il n’y a pas de découvertes majeures, d’inédits par exemple, à l’avenir. Mais pour le travail fait à partir de lui, il y a encore bien à étudier. C’est ce que propose Maïa Hruska dans Dix versions de Kafka chez Grasset. En effet pour que Kafka vienne jusqu’à nous, il a fallu, peut-être davantage que pour beaucoup d’autres, une véritable chaîne de transmission. C’est-à-dire en partant de Max Brod et de Milena Jesenská, jusqu’à ses biographes et commentateurs, de Vialatte (Mon Kafka) à Reiner Stach (la biographie en trois volumes récemment parue, traduite par Régis Quatresous), et bien sûr ses traducteurs en différentes langues. Maïa Hruska s’attache à ces tout premiers traducteurs, des origines dès les années 20, jusqu’à la première traduction en Pléiade par Claude David et son équipe, dans les années 75. D’autres, excellentes et très proches de la langue de Kafka, de Jean-Pierre Lefèvre et Robert Kahn par exemple, suivront, dont il n’est pas question dans ce volume.
Quel est le but du livre ? Comment d’autres, tous écrivains « font éclore (ses) œuvres hors de la langue et du lieu où il les avait conçues, et les sauvent de l’oubli auquel les autorités soviétiques et nazies les avaient condamnées. Pendant plusieurs décennies, Kafka n’existera qu’en traduction. » Le projet est clair, d’une part Kafka seul ne pouvait survivre si tout au début Max Brod n’avait pas emporté dans sa valise les manuscrits de Kafka (plutôt que les siens propres, ce qui est un beau geste). D’autre part, on a commencé à lire Kafka – à par les amis de son époque – en traduction et non en allemand. À ce sujet il faut lire l’enquête de Léa Veinstein sur les histoires des manuscrits de Kafka, terrifiante (imaginez des manuscrits entassés dans un frigo ouvert où les chats venaient se soulager), édifiante et émouvante. Il s’agit donc maintenant de travailler sur ceux qui ont porté l’œuvre de Kafka dans d’autres langues, que ce soit Milena Jesenská en premier, suivie d’Alexandre Vialatte pour la France, Borges pour l’espagnol, Celan en roumain à la même époque que Primo Levi en italien au sortir des camps, Bruno Schulz en polonais, Melech Ravitch en yiddish, l’inconnu Eugène Yolas puis le célèbre Joyce en anglais. Pourquoi eux, justement ? Borges car il était très proche de l’univers labyrinthique de Kafka, les autres souvent en raison de leur histoire personnelle avec le nazisme en particulier, c’est-à-dire avec l’Histoire à cette période, celle où Mandelstam entend « le bruit du temps ». Comme Maïa Hruska le précise, chacun dépose dans sa traduction son Kafka.
L’anonymat du texte kafkaïen (personne n’est nommé, les lieux ne sont pas situés, là le totalitarisme n’est pas de tel ou tel pays) permet peut-être cette traductibilité. C’est aussi son arme la plus redoutable pour ceux qui le surveillent : quoi qu’il n’ait pas fait, il prête le flanc aux communistes (les communistes français, nous apprend Maïa Hruska, voulaient brûler ses livres, les nazis l’ont fait) comme au nazisme. Insaisissable Kafka à la langue si sobre et d’autant plus dangereuse. La perception de cet écrivain sombre et sans lyrisme en fait reculer plus d’un.
Pourtant il est un monde à lui tout seul, fermé sur le mutisme, l’exigence de tranquillité nous dit Maïa Hruska. Ce monde c’est strictement le sien, c’est aussi son pokoï, ce mot polonais, une typographie autant qu’une utopie – qui peut vivre toujours tranquille, jamais dérangé ? à peu près personne… –, la cellule élémentaire du soi, lieu physique, lieu psychique, lieu portatif, on l’emmène avec soi puisque c’est soi, sa chambre et sa psyché, un monde pas public mais amniotique. Pas un topos, un pokoï, pas un lieu justement non, mais un monde intérieur (plusieurs langues, divers lieux réels ou imaginaires).
Sur bien des points Kafka annonce Beckett, un certain messianisme en moins.
Dix versions de Kafka est autant un livre sur la réception de Kafka en d’autres langues qu’un livre sur chaque traducteur en son propre pokoï, en sa propre langue et en sa propre époque. Ce qui s’ouvre à l’infini chez Joyce s’enroule sur soi à l’infini chez Kafka, deux formes très différentes de labyrinthe. Pour Celan, la question est celle de sauver la langue allemande, pour Levi de survivre à la Shoah déjà aperçue par Kafka dans l’impressionnant pressentiment de La Colonie pénitentiaire :« la fiction de Kafka et la non-fiction de Levi appartenaient au même réel d’Auschwitz ». La complexité de la relation de Levi à Kafka est un des passages-clés du livre, à découvrir absolument, rien en effet n’est simple pour Levi qui n’aimait pas Kafka au départ et qu’il traduira pourtant. Peut-être, avance avec finesse Maïa Hruska, cette traduction, cette confrontation avec le monde désespérant de Kafka pour le rescapé explique en partie le suicide de Levi. Pour Ravitch il s’agissait de sauver le yiddish – que Kafka défendait en tant que langue – via le monde de Kafka. Vialatte, lui, découvre l’humour de Kafka, mais le dépouille du pokoï de celui-ci, pokoï auquel il ne comprend pas grand-chose. C’est un autre passage central du livre, puisque Vialatte donne à lire Kafka en français pour la première fois.
Un des charmes du livre de Maïa Hurska outre l’originalité du sujet, l’interrogation sur les traduction, la rétrotraduction comme « retour à l’original, et non pas un dépassement des traductions existantes » et les développements impeccables qu’elle y joints, est le ton qu’elle adopte, un ton un peu malicieux, traitant les relations de Kafka avec les milieux de théâtre de « sales gosses » (ce que pensait le père de Kafka à coup sûr !). Ce ton vif, un peu insolent et assez gai, est au fond un ton très Europe centrale, entre mélancolie et humour.
« Rembobinons » écrit-elle pour remonter au début de la traduction de Kafka en polonais par Bruno Schulz dans sa thématique très personnelle de domination et de soumission. Ainsi pour chacun, dans son monde ou la langue de ses rêves. En hébreu, traduit par Yitzak Schenhar, « lire Kafka en hébreu éclairerait des pans de l’œuvre que la langue allemande avait enfouis » dans cette langue pauvre du nazisme et dans le génocide du monde juif. Il valait mieux lire Kafka en hébreu qu’en allemand, pour le futur pays d’Israël…
Il y a un nom, intraduisible parce que compréhensible dans toutes les langues, un nom devenu un des hapax de la littérature. Je l’ai vu écrit sur un morceau de papier au Centre des archives littéraires de Marbach (Allemagne) cet été, au crayon m’a-t-il semblé. Inséparable de Kafka et sa première et seule traductrice (en tchèque) qu’il connut de son vivant : Milena. Kafka écrit son nom : Milena.
Elle, comme les sœurs de Kafka, mourut dans les camps. Kafka confond Milena et la traduction, il lui écrit : « Envoie-moi s’il te plaît ta traduction, je ne peux avoir assez de toi entre mes mains ».
Isabelle Baladine Howald
Maïa Hruska Dix versions de Kafka, Grasset, 2024, 21,50€
Reiner Stach Biographie de Kafka, trois vol, trad de Régis Quatresous, le Cherche-midi, 2024, 29,50€ le volume.
Lea Veinstein J’irai chercher Kafka, une enquête littéraire, Flammarion, 2024, 317 p, 21 €