François Bordes, « Zone perdue », extraits


Les éditions L’Atelier contemporain publient Zone perdue de François Bordes. Poesibao en propose des extraits avec une présentation du livre. 



François Bordes, Zone perdue, Éditions l’Atelier contemporain, 2024, 160 p., 20€ – En librairie le 2 février 2024



La rue Mathis est une rue passante
On la traverse et on l’emprunte
                        on y circule et on y passe
                                                            – Comme dans un rêve

Au réveil reste le
            souvenir vague d’un
                        petit ruisseau de silhouettes
                                                            filant sur le trottoir

Des âmes endormies flottant dans la mémoire
grappes d’enfants
                        passants discrets
flâneurs affairés                                   vainqueurs vaincus

/

Que reste-t-il de l’âme d’une rue ?
Non pas simplement de son âme, le mot n’est pas juste, il
faudrait dire la
marque laissée par
les milliers d’êtres circulant
l’empreinte déposée par
tous ceux qui empruntent une voie et
lui donnent son halo et sa respiration

pas d’archives pour

mesurer cela

rien en-dehors de la mémoire du corps

                                                           de la trace laissée par

la pratique quotidienne d’une
            rue sur
                        la voix
                                    le cœur
                                               les yeux
                                                           les gestes

/

L’emprunte

Ce qui nous bouleverse
                                    au-delà de tout
                                                           &
                                                                       atteint
                                                                                   le
                                                                                               corps

directement
                        &
                                    prend racine en nous

                                                                                    – dans nos lointains
(pp. 9 à 11)

*

Mais que sont ces nouveaux aménagements, modernes, sympathiques et proprets face à la disparition de tout un quartier industriel ?

Un jour, sur le trottoir de la rue Mathis, un vieillard, me voyant prendre des notes, me saisit le bras, tout sourire, et vous savez là-bas se trouvait l’une des plus grandes imprimeries de Paris.

Quand on songe à la Villette, on pense toujours barbaque, sang, abattoirs, mais il y avait aussi l’imprimerie Lang, première imprimerie parisienne

/

Botzaris 44 – 91

« Tout un pâté de maisons entre la rue Archereau et la rue Curial » écrit Violette Trudaine dans L’Unité du 23 janvier 1981.

Typographie, héliogravure, offset, brochure.

/

L’entreprise fondée en 1919 employa jusqu’à 2.700 personnes en 1968.

Paris-Match, Le nouvel Observateur, Miroir sprint, La vie catholique, L’Express, La Redoute, Les Trois Suisses, Votre beauté, La vie du rail.

Rotatives Marinoni.
(pp. 42-44)



Passants, tisserands

Passants. Leur démarche, leur attitude, leur présence quotidienne tressent le lieu. A force de passer & de repasser rue Mathis, j’ai fini par en connaître quelques-uns

Cette familiarité possède sa douceur. Complicité silencieuse et légère de ceux qui arpentent les mêmes lieux & se croisent régulièrement sans jamais se parler. Passeurs. Ils ne se dirigent pas vers un même point, mais se retrouvent régulièrement, dans les mêmes alentours, à un moment donné du jour.

La reconnaissance se marque d’un imperceptible mouvement du regard, d’un infime sourire. Ces présences nous enveloppent comme une gaze légère, un tissu fragile qui, avec le temps, nous fait comme une autre peau, un autre vêtement. Les passants tissent l’étoffe collective de la rue.
(p. 91)

François Bordes, Zone perdue, Éditions l’Atelier contemporain, 2024, 160 p., 20€


Sur le site de l’éditeur. Attention livre en librairie le 2 février 2024
Avec Zone perdue, François Bordes cherche à approfondir le dialogue entre démarche historienne et démarche poétique. La narration recourt à l’archive et l’exploration de la mémoire s’exprime par la forme poétique. L’enjeu ici est de témoigner de la trace laissée dans la conscience par la pratique quotidienne d’une rue. Celle-ci est historiquement, sociologiquement et géographiquement située. Il s’agit d’une rue « sans histoire » du quartier de la Villette à Paris. Avec pour boussole un vers d’Apollinaire, quelques mots de Balzac et de Siegfried Kracauer, le poème-enquête évoque l’histoire de cette rue industrielle et populaire, travaillée en profondeur par les métamorphoses urbaines et sociales. Il exprime aussi tout ce que l’expérience vécue d’une rue et d’un quartier apporte à la sensibilité au monde comme à la conscience de soi et de la société.
Zone perdue surprend d’abord par l’originalité de sa forme ; celle-ci ne cesse de se déplacer et de promener le lecteur entre différents registres : poèmes-archive, poèmes-anecdote, poèmes-portrait… Ce qui traverse cette épopée en petit d’une rue banale d’un quartier populaire de Paris, c’est bien sûr, beaucoup, l’intime, l’histoire avec son petit « h », celle des anonymes, des figurants et du narrateur auquel le lecteur s’identifie – le bruissement de ces vies, la ville qu’elles dessinent en creux, affleure et s’impose comme forme.
Les changements des registres entre les séquences du livre révèlent la matière volontairement composite dont il est construit. Les séquences font comme des petits mondes apparemment homogènes, assez définis dans leurs contours mais dissemblables. En avançant dans la lecture, on s’aperçoit des porosités d’un monde à l’autre : bien sûr, le poème est tissé d’histoires, et sans cesse la poésie s’invite dans l’archive – mais c’est toute la vie et une expérience physique, émotionnelle et mémorielle, que permet de raconter ce dispositif poétique.
Dans Zone perdue, le poème ne joue pas un rôle de ponctuation mais de porte d’entrée, de rythmique qui enclenche la lecture, avec son balancement particulier, qui est aussi celui de la marche, du pas singulier de celui qui écrit et que nous suivons. Quand bien même il anime des souvenirs, il est du côté de la présence, et, en tous cas, du présent.