F.J. Ossang, “Les Guerres polaires”, lu par Vincent Degrez


Vincent Degrez suit F.J. Ossang sur le champ de bataille de Guerres polaires, sur lequel plane l’ombre d’Héliogabale et d’Artaud.



F.J. Ossang, Les Guerres polaires, Les Presses du réel/Al Dante, 2023, 120 p., 17€


Texte rescapé (la première édition de 1984 a été emportée par une inondation à Toulouse) doublé d’une belle préface du poète Claude Pélieu, Les Guerres polaires ouvre la vision sur un territoire ancien. Les textes qui le composent ont en effet été composés en 1976 – année punk entre toutes – et relèvent de ce qu’on pourrait qualifier de « première période » de F.J. Ossang, comme il y eut un « premier » Wittgenstein. Période qui s’étend, en très gros traits, du Berlinterne à Génération Néant.

Des textes où la figure féminine s’impose centrale et se diffracte, s’entremêle de motifs liés à la douleur, au sacrifice, à la blessure, au suicide. Tout commence par une coupure, une scarification de soi. Cette séparation des corps, d’autant plus extrême qu’elle est intérieure, dégage un espace où le poète et son double – mais lequel ? le féminin, sans doute, en première analyse – peuvent se joindre, fusionner dans un creuset alchimique de chair et métal.

Nous sommes en guerre, les armes blanches pullulent, tout comme les « pharmacopées délirantes ». La drogue, l’alcool, le rasoir, la maladie, la tentation de « l’automeurtre »… Les puissances en jeu sont immenses. Plane ici l’ombre d’Héliogabale et d’Antonin Artaud, qui déploie le tableau de ces « guerres sexuelles » dont l’expression se multiplie dans cette période d’écriture de F.J. Ossang (« il elle maîtres absolus l’un de l’autre, piétinés dans leur intîme tyrannie de sacrificateurs sacrifiés. / guerres sexuelles de la duelle arène. »). Une dualité divine qui opère sa réunion d’abord par le tranchant : chacun se coupe en surface pour retrouver le secret des mutations profondes. Rappel, aussi, de cette volonté du poète de densifier le mot, de lui donner cette qualité coupante du métal accompli.

Dans Les Guerres polaires, la présence féminine se divise : « Ne reste que la course vers la fin ; et la duplicité des respirations femelles : Lief, white girl, mad love final, et Alpha, black girl d’automne. Mais au cœur des Guerres Polaires, Lief et Alpha ne sont pas vivantes. Elles ne sont que les spectralines de la peur soledienne, les gestes décrochés du ghost soledien, le précipité fantôme des buveuses d’éther ». Cette Soledienne dont le sang poisseux entrait en contraste saisissant avec la porcelaine des baignoires, les carreaux cliniques des salles de bains, les chambres froides où l’on s’enfonce dans le coma.

Le sang qui coule de Soledienne s’est mélangé à l’eau, à cette eau qui court du Berlinterne jusqu’au long-métrage 9 Doigts de F.J. Ossang. Ce même fleuve souterrain qui baigne les douze heures de la nuit égyptienne, au fil du parcours du Dieu-Soleil à travers l’Autre Monde – le fameux « Soleil Enseveli » de Génération Néant ? Ce même sang qui abreuve et rougit Les Guerres polaires. Le livre, comme tous ceux du poète, est le reflet capturé d’un ouvrage-monstre qui n’a cessé de se contorsionner et de se réinventer, tout à la fois Apollon invaincu et Python gardien des prophéties, dieu masculin et dragon femelle, jumeau d’Artémis et fille de la Terre et du dieu des abysses.

Les Guerres polaires est donc aussi récit de hantise. De cette figure originelle (« Elle », pronom majusculé qui traverse les premiers ouvrages) par qui, en quelque sorte, la littérature a pu naître. De cette forme suicidée, glacée, qui s’étend aux espaces qui l’entourent, chambres, hôtels, rues et objets. Et l’on s’enfonce avec F.J. Ossang dans cet athanor où se mêlent les couleurs du Grand Œuvre et des armées en action dans les voyages d’Héliogabale.

Vincent Degrez

F.J. Ossang, Les Guerres polaires, Les Presses du réel/Al Dante, 2023, 120 p., 17€, sur le site de l’éditeur


Extrait (p. 73-74) :

lames coutelées de lights roches et NOIRES
terres jalonnées à blanche

(de violets éclats)

soledienne écoulait ses lenteurs de lits noircis d’eaux,
à surfaces annelées de peur,
élançait des courants de tristesse lisses comme les désordres de la tendresse.

Aux contrées de la Triade, elle saphirait les poignets de métal d’Hélianthe : par minuscules attouchements de cendre déplaçait les ombres de flamine que s’étaient assignées les deux prêtresses coronaires (contraires) ; Alpha Noire et Lief Blanche.

Riche de saignements, Soledienne portait ses rougeurs ocrées de suicide comme Troisième couleur de l’Œuvre de Mort :
Blanche, Rouge, Noire, d’Elle Death.