Jean-Claude Leroy explore pour les lecteurs de Poesibao un ouvrage dédié à l’aventure de la revue « La Main à plume »
Léa Nicolas-Teboul, La main à plume (1940-1944), le communisme des esprits surréalistes à l’épreuve de l’occupation (préface de Louis Janover), Éditions Hermann, 450 p., 2023, 30 €
« Il suffit de quelques pages de cet immense travail de recherche pour nous faire pénétrer
dans ce monde où tout renvoie à ce que furent les déchirements de la révolution surréaliste. »
Louis Janover (extrait de la préface)
Dans son ouvrage sur la résistance et ses poètes, paru en 1974, Pierre Seghers trouvait le moyen de ne pas faire cas de La main à plume ni d’aucuns des principaux poètes qui l’animèrent, tout juste si l’on en trouvait mention en tant que maison d’édition. Il faut attendre 1982 et l’essai de Michel Fauré, Histoire du surréalisme pendant l’Occupation, pour que la revue prenne enfin place dans une étude des publications clandestines qui ont pu exister alors. Et voici qu’aujourd’hui, La Main à plume est le sujet principal d’un essai de Léa Nicolas-Teboul, issu d’une thèse soutenue en 2017 et sous-titré : Le communisme des esprits surréalistes à l’épreuve de l’Occupation.
En cette période verrouillée par le fascisme de Vichy, dans l’ombre de la terreur nazie, le groupe surréaliste voit de ses éléments moteurs s’éparpiller au fil des événements, des menaces. On sait qu’André Breton embarque à Marseille pour New-York en mars 1941. À la fin de cette même année Benjamin Péret s’en va vers le Mexique. On devine que les dissensions politiques ont été peu à peu rendues plus saillantes qu’auparavant, écartant les affidés, tandis que d’autres se réclament de Trotski. Dans le même temps apparaît une nouvelle génération de poètes résolus, notamment par le biais de la revue Les Réverbères, qui vivra l’espace de cinq numéros, entre avril 1938 à juillet 1939. Ceux qui l’animent sont décidés à rester et à se battre, sur le front littéraire pour commencer, ils s’appellent Noël Arnaud, Jean-François Chabrun, Gérard de Sède.
Forts d’une première expérience, les deux premiers seront les acteurs principaux d’une autre revue à venir, qui ne s’affichera pas ouvertement comme surréaliste, ce qui eut été quelque peu suicidaire, mais se choisira un titre qui n’en était pas moins un écho : La main à plume, en référence à la formule sise en Une saison en enfer. Afin de ne pas dépendre du régime de la presse, l’équipe a la bonne idée de ne pas se déclarer dans ce cadre, si bien que « les publications de La Main à plume bénéficient d’une zone de flou juridique de la convention de censure. » [p. 68]
Revue signifie groupe, parmi ceux qui sont encore présents sur le territoire, de nombreux surréalistes se joindront à l’aventure. Les premières publications commencent au printemps 1941.
Un manifeste, « État de présence », est publié, qui règle la position entendue par tous, on peut y lire : « Nous nous refuserons toujours à fuir la poésie pour la réalité, mais nous nous refusons toujours aussi à fuir la réalité pour la poésie.
Et c’est pourquoi nous sommes aujourd’hui amenés à répondre à la grande question de Baudelaire : “ Faut-il partir ? Rester ? Si tu peux rester, reste… ” »
La revue est « marquée par une hybridation typiquement surréaliste. Suivant ‘‘État de présence’’ , se côtoient poèmes, citations d’auteurs du passé, un extrait du journal Paris–Soir, des essais. L’hybridation est textuelle et visuelle avec de nombreuses illustrations de qualité, dont une eau-forte de Vulliamy. » [p.70] On peut y lire des textes d’Adolphe Acker, J.-F. Chabrun, Achille Chavée, Christian Dotremont, J.-V. Manuel, Marc Patin, Robert Rius, etc. Et voir dans ce numéro initial des œuvres de Christine Boumeester.
À partir du suivant, le tirage est de 400 exemplaires, lesquels sont placés dans des librairies parisiennes. En sus de la librairie amie d’Henri Matarasso, rue de Seine, Léa Nicolas-Teboul, se référant au fonds Arnaud de la bibliothèque de l’Arsenal, évoque, qui ont eu en dépôt des exemplaires de la revue, « onze autres librairies de Montparnasse ou du Quartier latin ».
Parmi les illustrateurs, on trouve bientôt Picasso, Dominguez, Raoul Ubac, Tita.
Au moins deux grands poètes éprouveront leur maturité à travers La Main à plume. D’abord parrainé par Paul Éluard et Joë Bousquet, l’ingénieur en aéronautique Maurice Blanchard avait publié avant guerre chez Debresse et chez GLM quelques plaquettes remarquables. Dans les années d’occupation, durant lesquelles il va travailler, à partir de 1942, pour la firme allemande Junker, il écrira beaucoup et enverra ses textes à la revue. Travailler pour Junker voudra surtout dire pour lui, autant le préciser : renseigner ou saboter, puisqu’il est en fait, au sein de cette entreprise « sensible » (on y fabriquait des avions), un agent du réseau de résistance Brutus. Le journal qu’il rédige pendant ce temps constitue un des témoignages les plus cinglants et poignants parmi ceux laissés à l’époque, il reste trop méconnu [cf. Maurice Blanchard, Danser sur la corde, L’Éther Vague, 1994].
L’autre, c’est le tout jeune et fort doué Christian Dotremont, débarqué de Belgique à même pas vingt ans, il sera l’un des plus présents, et signataire de tous les tracts, avant que de revenir en Belgique pour y créer et animer des journaux et des revues (Le salut public, La grasse matinée, Le suractuel, Les deux sœurs…) et fonder en 1958 le groupe Cobra (Copenhague, Bruxelles, Amsterdam) avec Jorn, Appel et Constant…
Par ailleurs, quelqu’un comme Léo Mallet, tout d’abord poète surréaliste, ne l’oublions pas, publie dans La main à plume, et c’est la période où il commence à écrire des romans policiers, d’abord « américains », puis français, créant le personnage de Nestor Burma dès 1943 dans 120, rue de la gare.
Mais l’essai de Léa Nicolas-Teboul ne se contente pas de ces quelques noms déjà connus, il est riche de multiples apparitions, personnages, et aussi de mises au point avec ses prédécesseurs, car bénéficiant de sources nouvellement accessibles. Un chapitre passionnant est consacré à la poésie collective, traduisant sans doute combien certains exercices d’alors rejoignent les intérêts des chercheurs et chercheuses d’aujourd’hui. C’est surtout qu’une rubrique intitulée L’usine à poèmes est présent dans chaque numéro de La main à plume et que « c’est sur ce terrain que La Main à plume estime avoir des choses à dire » [p. 143]. Les jeux et pratiques initiées par les Surréalistes sont reprises, d’autres sont inventées.
« Chabrun affirme : ‘‘les artisans du verbe en mal d’‘articles de nouveau’ […] tiennent de l’habitude, nous tenons, nous, d’une tradition.’’ Cette tradition, des écritures collectives s’est transmise directement, par les membres de la Main à plume qui ont participé aux activités surréalistes avant la guerre ; c’est aussi une connaissance de seconde main, via les publications du groupe historique. La Main à plume a joué aux jeux surréalistes classiques, le cadavre exquis, le jeu du dialogue, le jeu du dessin communiqué. Elle les a adaptés aussi et en a inventé de nouveaux. La poésie collective est par excellence le lieu de réinvention de la tradition. » [p. 143]
Assurément sévères avec leurs confrères poètes, les énergumènes de La main à plume adresseront de sévères remontrances à Jean Follain ou à Léon-Paul Fargue pour leur présence dans un journal collaborationniste, L’Appel. Si Léa Nicolas-Teboul n’en fait pas cas, elle s’attarde au contraire sur Armand Robin, lequel rejoint le groupe après que celui-ci a eu pris ses distances avec Paul Éluard. Et si, comme Sartre, Valéry ou Paulhan, Robin publie dans Comœdia, en l’occurrence des articles sur la poésie, il travaille aussi pour le ministère de l’Information, tout en envoyant ses fameux « bulletins d’écoute » à la Résistance. « L’internationalisme politique de Robin s’incarnait pratiquement dans la langue comme polyglottisme. ‘‘Chaque fois qu’il partait quinze jours ou trois semaines quelque part, il apprenait une nouvelle langue : le bantou ou le dialecte chinois. C’était fantastique. C’est ainsi qu’il avait monté sa chambre d’écoute des merveilles.’’ » Des bulletins qui devaient l’amener à écrire plus tard ce livre capital qu’est La fausse parole.
On sait qu’Aragon, pour son « trotskysme », le fera inscrire sur la liste noire du Conseil national des écrivains et qu’il refusera d’en être retiré par la suite, comme épousant l’infamie semblable qui avait touché tant de poètes qu’il avait traduits.
« Dans une lettre à Paulhan, [Robin] qualifie son orientation de ‘‘communisme total’’ : ‘‘Mes idées politiques ne sont ni naïves, ni légères ; j’ai beaucoup plus de données que bien des gens ; si elles paraissent naïves et légères, c’est que tout simplement, les exposants dans un milieu littéraire, je ne peux les exposer sérieusement, le moindre élément réel de la situation à l’étranger y étant inconnu. Ces idées sont très claires, de plus en plus : c’est le communisme total…’’ » [p. 250] En cela encore, il est indéniablement proche des protagonistes de La main à plume, ou encore de quelqu’un comme Maurice Nadeau, qui parlera d’un « communisme global ».
Parmi les figures méconnues qui émergent de ce morceau d’histoire comme de cet essai, il faut citer Robert Rius, poète, photographe, ami d’André Breton, qu’il a secondé pour son Anthologie de l’humour noir. Rius prend une part prépondérante dans les activités de La main à plume et son atelier est souvent le lieu de leurs réunions. Par la suite, membre d’un maquis, il sera dénoncé puis arrêté avec ses camarades. Incarcérés à Fontainebleau, ils seront fusillés en juillet 1944 avant d’être jetés à la fosse commune.
Citer également Régine Raufast. Issue de la grande bourgeoisie conservatrice, elle est poétesse et critique d’art : « C’était une fille d’une beauté stupéfiante, dira Noël Arnaud plus tard, nous en étions tous amoureux. » [p. 212] À la fois la complice intime des uns et des autres, tout en étant une interlocutrice de premier plan, elle propose ainsi une lecture théorique de l’œuvre de Raoul Ubac, exposant « une nouvelle approche de la dynamique créatrice, à partir du caractère double ou dialectique de l’imagination : ‘‘imagination imageante de l’opérateur et imagination propre de la matière’’ » [p. 286] S’il y a du Bachelard dans cela, c’est que beaucoup vont écouter à la Sorbonne ce philosophe bienveillant envers la jeune vague poétique, laquelle le lui rend à sa façon. Quelques années plus tard, en 1946, Régine Raufast se suicide, elle a 26 ans !
Pour beaucoup, ce livre constituera une découverte, pour tous il offre le dévoilement de personnalités fortes, souvent mal connues, et d’événements littéraires à considérer dans leurs méandres générationnels et politiques. Le Surréalisme a certes survécu à la guerre, mais il en a été rendu différent. Toujours est-il que pour les jeunes gens de La main à plume il s’agissait, à ce moment-là, dans l’oppression la plus contraignante, la plus sordide, de se refuser autant à « fuir la poésie pour la réalité » qu’à « fuir la réalité pour la poésie ».
Jean-Claude Leroy
Léa Nicolas-Teboul, La main à plume (1940-1944), le communisme des esprits surréalistes à l’épreuve de l’occupation (préface de Louis Janover), Éditions Hermann, 450 p., 2023, 30 €