Jean-Pascal Dubost propose ici aux lecteurs de Poesibao une de ses « lettre à », celle-ci dédiée à Franck Venaille.
Franck Venaille, Avant l’Escaut, Poésies et proses, 1956-1989, édition critique de Stéphane Cunescu, préface de Marc Blanchet, L’Atelier contemporain, 2023, relié cartonné, 750 p, 30€
Lettre à Franck Venaille au sujet d’Avant l’Escaut
Paimpont,
le 26 novembre 2023
Quelle excellente idée que ce recueil posthume concocté par Stéphane Cunescu (et excellement préfacé par Marc Blanchet) rassemblant vos dix premiers ouvrages aujourd’huy épuisés sinon introuvables et de ce fait assez méconnus des lecteurs récents1, réparant ainsi une faillance de grande taille dans l’histoire de la littérature2.
Je vous écris donc par-delà la mort, qui vous a tant hanté.
Il m’en souvient bien : je vous ai rencontrés, vous et votre écriture, le samedi 26 novembre 1988, salle Georges Brassens à Caen, lors d’une Rencontre Pour Lire organisées par François de Cornière. Votre voix lisante, légèrement éraillée, traînante, tremblante, triste, fatiguée, mit en émeute l’ensemble de mes facultés intellectuelles mobilisées à ce moment-là. Suite à cette lecture je vins vous demander, timidement, dédicace de Construction d’une image3, que vous fîtes d’une main aussi tremblante que votre voix. (Il me semble même que l’autre main soutenait celle qui écrivait.) Le livre est là, à côté de l’ordinateur tandis que je vous écris, m’étonnant qu’il ne figure point dans la bibliographie en fin d’ouvrage.
Je vous ai croisé à nouveau, écouté, lu ; et reste marqué par une de vos phrases fondatrices que je lus dans Construction d’une image : « Ce dont je suis certain : du “ton” Venaille », concept, d’écrire en venaille, que vous reprendrez par la suite, marqué mêmement par la danse macabre qu’exécute votre œuvre, la prestance de la mort prise dans les rets de votre écriture. Vous, l’arpenteur des fleuves, vous voilà maintenant longeant l’infini fleuve Mort. Mais votre cœur continue de battre dans vos livres, car ils sont votre vie, votre vie perpétuelle, et celui-ci qui vient de paraître, en en réveillant quelques-uns qu’on crut mort, les ressuscite, hourrah les morts alors… « et tu sais que la mort n’est pas laide », écriviez-vous dans vos Papiers d’identité. L’ensemble de vos livres dessine une grande fresque autobiographique dont, comme Montaigne ou Rousseau, vous étiez l’objet, car c’était vous que vous peigniez d’aussi mélancolique façon, passant par le poème, le récit, l’opéra, le roman, par l’inclassabilité des genres et la variabilité des formes jusques emprunter à des formes picturales ou cinématographiques et avoir recours à diverses techniques telles le collage, le montage, le caviardage ; mais c’était à quoi ardemment vous soupiriez : « je voudrais être avant tout un écrivain inclassable », disiez-vous en annexe de la publication de La Guerre d’Algérie4. Inclassabilité qui vous rendait insaisissable en votre langue allant comme un long fleuve intranquille. On parle de votre dandysme, mais si dandysme il y avait, il était dans l’auscultation de vous-même en homme blessé, narcissiquement funeste (« Il y a de l’instinct de deuil en moi »), lyrique forcément, mais jamais dans l’autocomplaisance du plaintif lyrique n’ayant aucune vue sur le monde fors le sien ; il y a, au cœur de ce lyrisme, une violence froide, révolutionnaire, historique, souventes fois dirigée contre vous-même, un rire macabre et grinçant, (« Ainsi je marche à mes côtés mais très peu savent que je fais le vivant – »). Le tourment existentiel vous empoignait, vous pesait, vous étouffait, et vous en faisiez votre force d’écriture, mais avec une élégance sombre (qui confine au dandysme, adonc). « Je suis définitivement blessé », écriviez-vous dans Papiers d’identité, « Je suis un homme perdu », renchérissiez-vous quinze années après dans Jack-to-Jack. Vous aviez le désespoir splendide.
Nul doute que l’étau, vous le desserriez grâce à l’écriture. Plus tard, la marche (déjà très présente), s’y ’associera. Si chaque mot exhalait votre souffrance (mentale et physique) due à votre corps malade et à l’imprégnation anémiante de la guerre d’Algérie, ils sont les alluvions d’une écriture fluviale, le travail sous-terrain d’une écriture dont le courant charrie tout sur son passage pour se diriger vers le grand large. Un grand large qui aurait nom « Au-Delà-de-la-Mort » (« Pour naître après ma mort », écriviez-vous en toute fin de Tragique5). Son irrégularité aussi bien syntaxique que grammaticale et formelle a toutes les caractéristiques imagées d’un fleuve. Peut-être avez-vous créé avec l’Escaut un nouveau mythe de dieu-fleuve, affluent de la poésie.
Ce recueil a l’heur de nous faire redécouvrir La Guerre d’Algérie, un livre fondamental, qui brise le tabou sur une guerre enfouie dans les mémoires pour cause de vergogne non avouée. Que vous avez vécue de l’intérieur et qui vous a marquée au fer de la révolte ; elle innerve votre écriture d’homme blessé. Mais elle est irreprésentable au point qu’il vous a fallu entreprendre des voies de traverse pour l’évoquer et néanmoins inscrire ce livre dans l’Histoire. Il vous a fallu contourner l’écueil du trop-personnel et du trop-documentaire pour diffracter l’Histoire dans un récit déconstruit. En érotisant l’Algérie en Algéria, en érotisant la guerre :
« À genoux, soumise, le front les mains contre le parquet, Algéria attend. Algérie est belle. Algéria est douce. Algéria c’est la tendresse. Parler d’elle c’est s’arracher de l’incurable. À quatre pattes, les fesses offertes, Algéria dans la nuit attend. Elle secoue ses cheveux : c’est une sainte ! Elle penche la tête : c’est, aussi, la putain. »
Il y a néanmoins dans ce roman quelques pages d’une grande violence, explosive. C’est de cette guerre, vécue, que commence votre traversée des enfers dans le monde des vivants. « Comment nous attarder à des livres auxquels, sensiblement, l’auteur n’a pas été contraint ? », écrivait Georges Bataille dans Le Bleu du ciel : votre livre répond à cette extrême nécessité, mais tous vos livres aussi, c’est là la grandeur de votre œuvre. Je me suis souvent demandé par ailleurs, bien que vous fussiez résistant à tout acte violent durant cette guerre, si votre écriture ne charriait pas aussi une once de culpabilité, blessante à haut degré.
Comment conclure cette lettre ? Vous disiez ne pas désirer de descendance littéraire, et à ma connaissance, vous n’avez engendré aucun rejeton, c’est peut-être et sans doute une des choses qui vous rend encore plus unique. Ce gros pavé de livre pèse son poids, celui d’une œuvre à sa naissance.
Jean-Pascal Dubost
Franck Venaille, Avant l’Escaut, Poésies et proses, 1956-1989, édition critique de Stéphane Cunescu, préface de Marc Blanchet, L’Atelier contemporain, 2023, relié cartonné, 750 p, 30€
Découvrir plus de textes de ce livre dans l’anthologie permanente.
On peut aussi lire sur ce même livre une note d’Isabelle Baladine Howald.
1 Reprenant dans l’ordre chronologique : Papiers d’identité (1966), L’Apprenti foudroyé (1969), Pourquoi tu pleures dis pourquoi tu pleures ? Parce que le ciel est bleu… Parce que le ciel est bleu ! (1972), Caballero hôtel (1974), Noire : Barricadenplein (1977), La Guerre d’Algérie (1978), Jack-to-Jack (1981), La Procession des pénitents (1983), Cavalier cheval (1986) et Opera Buffa (1989).
2 Peut-être une petite réserve sur le titre, et comme elle minime au regard du reste, je la glisse dans une note. Un titre en effet qui donne le sentiment que la dizaine de livres fut écrit juste avant la publication de La Descente de l’Escaut (Obsidiane, 1995) et qu’entre les deux serait fait d’un grand vide éditorial (composé de six livres pourtant).
3 Construction d’une image, Seghers, 1977.
4 La Guerre d’Algérie, éd. de Minuit, 1978.
5 Tragique, Obsidiane, 2001.