Jean-Nicolas Clamanges explore ici pour les lecteurs de Poesibao l’étonnante relecture de contes de Grimm opérée par la poète américaine.
Anne Sexton, Transformations. Poèmes traduits de l’anglais (USA) par Sabine Huynh, éd. Des femmes-Antoinette Fouque, 2023, 114p. 14 €
Situation
Après la publication en 2022 de Tu vis ou tu meurs qui rassemble quatre recueils d’Anne Sexton (1928-1974), les éditions des femmes récidivent avec Transformations (1971) où la poétesse américaine récrit à sa façon 17 contes de Grimm. Dans le paysage littéraire anglo-saxon, elle est considérée, avec Sylvia Plath, comme une figure majeure du courant dit « confessionnaliste » qui oppose aux postulats esthétiques de T.-S. Eliott et Ezra Pound un recentrage du poème dans l’histoire personnelle en ce qu’elle comporte de plus intime, secret, sinon tabou, ce qu’illustre bien sa présentation de Transformations: « Je prends le conte et je le transforme en un poème de mon cru, en suivant l’intrigue, en dépassant l’intrigue, et en la revampant à ma façon. Ils sont très sardoniques et cruels et sadiques et drôles. […] J’en ai fait quelque chose de très contemporain […] Ils parlent autant de moi que mes autres recueils de poèmes » (a). En contexte franco-français, on se trouve donc ici à l’exact opposite de ce qu’en 2007 avait tenté Philippe Beck vers une « poésie objective » et didactique moderne, en récrivant dans son idiome le recueil des Grimm (b). En ce qui concerne A. Sexton, lauréate du prix Pulitzer (1967) et très reconnue sur la scène littéraire, c’est sans doute pour elle une façon de se réinventer que de se réapproprier ces contes sans rien céder sur son inspiration fondamentale. Parallèlement dans la société américaine, c’est l’époque de la deuxième vague du women’s lib. Sans proprement s’afficher en termes idéologico-politiques, Sexton inaugure chacun de ses récitals par le poème « Her Kind » (c) où la figure de la sorcière double celle d’une auteure dont l’œuvre procède d’une vie privée chaotique scandée par la dépression, la tentation suicidaire, les démêlés avec la psychiatrie asilaire, etc. – Cela sur fond de rapports familiaux compliqués avec mère étouffante, mari (dans Transformations le mariage est toujours un marché), liaisons diverses, et deux filles à élever dont l’une est la dédicataire du recueil, sa mère se présentant ainsi dans le poème liminaire :
Celle qui parle dans ce contexte
est une sorcière d’âge moyen, moi –
cheveux emmêlés sur les grands bras,
visage dans un livre
et bouche béante
prête à vous conter une ou deux histoires.
Disposition
La première de ces histoires est « La Clef d’or », le conte qui conclut le recueil des Grimm. Chez eux, c’est la clef des contes qui ouvre le coffret enfoui sous la neige, mais l’énigme demeure de ce qu’y trouve le héros : « incitation à l’exégèse » écrit Catherine Tauveron, alors que « Sexton lève le voile des contes d’entrée de jeu. Elle dit percevoir un « message inconscient » lui signifiant qu’elle a quelque chose à en dire. Et ce qu’elle découvre c’est que leurs « secrets », loin de ravir, « gémissent/ comme une chienne en chaleur » […], qu’il faut de l’acharnement pour les approcher, le goût de creuser encore et encore, parce qu’un secret dévoilé peut en cacher un autre : ‘Ayant trouvé une pièce de cinq sous,/ il chercherait un porte-monnaie./ Ce garçon !/ Ayant trouvé une corde/ il chercherait une harpe’ » (d). Cette ouverture donne aussi le ton de la structure d’un recueil où chaque conte est précédé d’un prologue méditatif attaquant les lieux communs de l’american way of life par l’ironie, le persiflage, la citation détournée, les anachronismes pervers, les allusions burlesques, minant ainsi leur lecture ‘disneyenne’ ou scolaire et ce qu’elle refoule de la sauvagerie latente du corpus. Devinez donc quel conte annonce ce prologue : « Vois/cette fille qui ne cesse de s’affaisser,/ses bras aussi mous que deux carottes flétries,/dans la transe hypnotique,/dans un monde de l’esprit […]/Elle est coincée dans la machine à remonter le temps./Soudain elle a deux ans et suce son pouce, aussi introvertie qu’un escargot,/apprenant à nouveau à parler. […] Petite poupée,/viens voir papa./Assieds-toi sur mes genoux./J’ai des baisers pour ta nuque./Un sou pour tes pensées, ma princesse. /[…] Viens, sois ma petite snobinarde/et je te planterai une graine. »
Interprétation
Ce n’est pas que Sexton s’en prenne à la structure du conte lui-même ; elle en est clairement imprégnée et n’en fausse rien. C’est juste qu’elle invente sur des canevas sus par cœur depuis l’enfance : un peu comme les grands bluesmen, Dylan ou la légendaire sitariste Annapurna Devi qui peuvent improviser séance tenante un blues, un folksong ou un raga aussi neufs qu’immémoriaux. Tous les grands conteurs, du moins ce qu’il en reste aujourd’hui, pourraient signer cette déclaration du poète persan Ferdowsi au prologue de son épopée Le Livre des Rois (Xe siècle) : « Cette histoire a vieilli mais je vais rajeunir les temps anciens. » Chez les Grimm, ces temps sont ceux de la pauvreté des non-nobles et de la récurrence de handicaps et déficiences divers, le plus souvent innés : nanisme, gigantisme, monstruosité hybride, idiotie, etc., avec leur cortège d’humiliations et de maltraitances : abandon, exclusion, statut de souffre-douleur, etc. Mais comme le signale C. Tauveron, toute cette négativité se trouve rédimée par le conte qui relève et transfigure in fine ce que la donne de départ avait abîmé. Or Sexton relève que telle est précisément la trame du rêve américain : « Du ruisseau à la haute société/Ce genre d’histoire » ; et si chez elle la rédemption vient en mention, c’est ironiquement : « À peine ont-ils atterri dans leur berceau rose/que l’on dit de ceux/qui présentent des déficiences,/qui présentent quelque infirmité,/qu’ils sont vecteurs de mystique », avant d’être brutalement niée : « Malgré tout,/les parents ont des pensées bizarres/qui font l’effet d’une scie circulaire ». Le rajeunissement du matériau-Grimm qu’elle tente, c’est de faire monter en scène son fonds originel d’horreurs propre à l’espèce humaine que l’hypocrisie dominante dénie autant qu’elle peut.
Actualisation
Une opération de démythification radicale qui s’en prendra, c’est lié, à l’imagerie médiatique des temps modernes. Ainsi dans la chute de « Hansel et Gretel », quand la fillette a obtenu de la sorcière qu’elle lui montre comment grimper dans le four : « Gretel,/saisissant son heure de gloire,/ferma prestement la porte,/aussi vite que Houdini,/et régla le four sur la fonction cuisson./La sorcière devint aussi rouge/que le drapeau nippon./Son sang se mit à bouillonner/comme du Coca-Cola./Ses yeux se mirent à fondre./Elle était foutue. /Un incident mémorable en somme. » Et vogue la satire… On s’amuse beaucoup en lisant Transformations dont l’auteure a le génie des comparaisons actualisantes : « Les nains, ces hot-dogs ridicules,/firent trois fois le tour de Blanche-Neige » ; « La belle-mère possédait un miroir qu’elle consultait/– un peu comme la météo »; en route vers le château de la princesse à marier, le héros des « Douze princesses dansantes » qui risque la mort s’il rate l’épreuve, « rencontra une très vieille femme/Pour une fois l’âge servirait à quelque chose./Elle n’avait pas été escamotée dans une maison de retraite. » À la fin du « Nain Tracassin » dont le nom a été deviné par l’héroïne, le nain tape du pied et s’enfonce dans le sol, comme chez Grimm, « Puis il se déchira en deux/comme un poulet rôti ». Dans « Le petit paysan », le héros croise un corbeau aux ailes cassées qui « gisait aussi froissé/qu’un gant de toilette humide » ; dans le même conte, un pasteur lubrique amant de la femme du meunier est dénoncé par le corbeau, devenu allié du héros : le voici démasqué au fond d’une armoire, « momentanément pétrifié,/aussi réel qu’une conserve de soupe ». Ce n’est là que menue monnaie d’un humour noir dévastateur à l’égard de tout ce que l’époque moderne prétend réprimer sinon guérir des pulsions sauvages qui animent notre espèce; une époque oublieuse, par exemple, de ce qu’ « Une femme/qui aime une femme/reste jeune à jamais » (prologue de « Raiponce ») ; ou bien encore qu’en ce qui concerne le meurtre, l’inceste et la folie qu’on enferme : « Celui qui tue son père/et gagne le cœur de sa mère par trois fois/défait le sortilège », puisque de toute éternité ou presque, le conte le dit :
Sans l’aide d’antipsychotiques
ou des bienfaits de la psychothérapie,
Jean-de-Fer avait été métamorphosé
Nul besoin d’électrochocs –
juste un ensorcèlement à un stade précoce.
Tout comme la grenouille qui était un prince.
Tout comme le fou en son enfance simple.
Jean-Nicolas Clamanges
(a) Propos cités dans la préface de la traductrice, p. 10. Sabine Huynh est également la traductrice de Tu vis ou tu meurs. Voir son article sur la dimension formelle du travail poétique chez Sexton dans Catastrophes n°34, en ligne
(b) Ph. Beck, Chants populaires. Flammarion, 2007. Voir Jean-François Perrin, « Rédifier les contes de Grimm : Chants populaires de Philippe Beck », Féeries n°7, 2010. En ligne.
(c) Voir sur You tube « Anne Sexton reads: ‘Her Kind’ 1966 ».
(d) Catherine Tauveron, « Grimm/Sexton : regards croisés sur le handicap et le décentrement », Féeries 19, 2023, p. 1-2. En ligne. Cette livraison est entièrement dédiée à l’étude de Transformations.
Extrait : LA VIERGE SANS MAINS
Est-il possible
qu’il épouse une infirme
par admiration ?
Par désir de posséder la mutilation
pour qu’aucun des bouchers que nous sommes
ne vienne à lui avec des pieds-de-biche
ou des pinces à épiler fines et précises ?
Ma dame, apporte-moi ta jambe de bois
que je puisse me tenir debout
sur mes propres pieds de cochon.
Si quelqu’un te brûle l’œil
je prendrai ton orbite
et j’en ferai un cendrier.
S’ils te retirent ton utérus
je te donnerai une couronne
de laurier pour le remplacer. […]
Il était une fois
un père cruel
qui coupa les mains de sa fille
pour échapper à un sorcier diabolique.
La vierge brandissait ses moignons
aussi impuissants que des pattes de chien
et cela éveillait chez le sorcier
du désir pour elle. Il voulait la lécher
comme de la confiture de fraises.
Elle pleurait sur ses moignons
aussi doux que de l’eau de lotus,
aussi forts que le pétrole, aussi infaillibles
que de l’huile de ricin. Ses larmes,
l’encerclant comme une douve,
la purifiaient tant que le sorcier
ne pouvait plus l’approcher. […]