Isabelle Baladine Howald montre ici la nécessité de la réédition de ces textes devenus introuvables pour la plupart de Venaille.
Franck Venaille, Avant l’Escaut, Poésies et proses, 1956-1989, édition critique de Stéphane Cunescu, préface de Marc Blanchet, L’Atelier contemporain, 2023, relié cartonné, 750 p, 30€
Venaille avant le fleuve
« J’ai vécu ce livre »
FV
Jack-to-Jack (1981)
Franck Venaille (1936- 2018) écrit la célèbre Descente de l’Escaut en 1995, qui marque un tournant dans sa propre poésie comme il marque d’une pierre blanche l’histoire de la poésie de la seconde moitié du XXème s.
Mais avant d’en arriver là, il avait déjà publié dix recueils sur près de 25 ans. Plus fragmentaires que le fluide, mélancolique et lent Escaut, ces dix livres devenus introuvables pour la plupart et réunis dans une excellente, vraiment remarquable édition, permettent de retracer l’histoire de l’écriture d’un poète.
Marc Blanchet souligne dans sa préface les divers désastres causés par la guerre d’Algérie chez Franck Venaille et combien ils entaillent sa prose. Ensuite la vie fera son chemin, avec amours et amis, éditeurs et cette prose parfois violente, lyrique mais toujours tenue. La plupart du temps, chez un poète, tout est déjà là, dans les premiers poèmes, parfois maladroits, mal tout ce qu’on veut. Son monde est là et il passera sa vie à trouver ce qui en fait pour lui la ligne à suivre, le sillon à creuser.
Des influences ? Oui bien sûr (Bataille, Jouve, Baudelaire, entre autres) mais lui est entré dans une poésie plus contemporaine, plus heurtée, marquée par la guerre, marquée par sa violence intérieure, son refus de toute contrainte qu’il ne se serait pas donnée à lui-même.
On pense, en même temps, à de la prose ET à de la poésie. Elles se fondent avec des heurts, des ruptures, parfois presque une bestialité mais le matériau venaillien finit par prendre, unique en son genre, mots tourneboulés, exclamatifs (surtout à partir de La Procession des pénitents (1983) et fureurs des échanges et des étreintes. Quelque chose noir en plus fougueux.
Traces et surgissements de l’une dans l’autre. Rythmes et multiplicité de l’une et de l’autre, de l’une dans l’autre, à l’allure de ce « cheval » qui fut son obsession.
L’univers des villes est le sien, l’érotisme des femmes qui marchent dans les rues est le sien (Baudelaire, encore, Bataille encore) – non parfois sans les clichés de l’époque mais qui est exempt de son époque ?
A la lecture de ces textes intenses, parfois furieux, politiques autant que sensuels, on se demande comment relire maintenant la Descente de l’Escaut sans ce livre-ci, qu’ils éclairent de leurs feux, de leurs tentatives, de toutes leurs forces. Cela nous semble à présent indispensable.
Isabelle Baladine Howald
Franck Venaille Avant l’Escaut, Poésies et proses, 1956-1989, édition critique de Stéphane Cunescu, préface de Marc Blanchet, L’Atelier contemporain, 2023, relié cartonné, 750 p, 30€
Extraits
Plusieurs centaines de fois mon dieu Centaines
de fois la nuit jetée comme une bâche sur un
cheval inquiet t’ai conduite dans ce pays d’où
tu me revenais plus lisse et moins fragile Et
lorsque tu pleurais criais c’était que nous
avions tangué tant que tu ne reconnaissais plus
tes mains sur le front du plaisir Mais je disais
mouette Mouette du Pont de l’Enfer comme
enfant je pleurais d’ignorer démonter les
machines de la mer
Pourquoi tu pleures (1972)
Rouge Barricadenplein. On la voyait la mer
installée au milieu des usines. Ce n’était
que cailloux – détritus – bennes à l’abandon.
ce n’était que. Cela. La rouille enveloppait
recouvrait ce que je viens de dire. Cela sentait
la fin de toute chose ressemblait à l’approche
au tâtonnement discret de la mort. Sauvages !
on hurlait. Certains bavaient. C’était bon de
se vautrer dans un tel : lieu. Le soir ils allu-
maient des feux dans la ferraille le goudron les
sacs de charbon qu’ils venaient d’éventrer : ah
les odeurs fortes, ah ce temps-là !
La guerre d’Algérie (1978)
Devant le fleuve attentif à la montée des eaux venant de loin du plus profond de la lagune ah le halo des phares ! Ce rouge malade et les sirènes de brume sur tout ce territoire sans nom presque sans consistance où tout tournoie s’élance se calme et stagne : je suis une bête je suis pire qu’une bête je suis un homme perdu depuis l’instant où dans ce qui est devenu mon corps maladroit je me suis installé : mort déjà avant la naissance gentille
Jack-to-Jack (1981)
« A part vos angoisses ? » Tout va ! Tout va ! « Souffrez-vous toujours ? Il vous dit : bonjour ! » Votre poignet mort ? Des cendres ! Décembre ! « Tout est donc parfait ! » Sauf pour la monnaie ! « Pour l’amour de rien ? » Ça tient ! Ça tient ! « Ne vous plaignez pas ! » Je n’ai qu’un bras. « Mais pas d’insomnies ? » Midi ! Midi ! « Je vous sens nerveux ! » Heureux ! Heureux ! « Et votre mémoire ? » Me souviens de l’Histoire ! Regardez ma main ! « Très bien !Très bien ! Laissez-vous aller ! » Voudrais m’en aller ! « Peur des blouses blanches ? » N’aime pas le dimanche ! combien je vous dois ? « Trépas ! Trépas ! »
Opéra buffa (1989)