En lien avec sa « Lettre à Franck Venaille », Jean-Pascal Dubost propose ce choix de textes du livre de Franck Venaille.
Franck Venaille, Avant l’Escaut, Poésies et proses, 1956-1989, édition critique de Stéphane Cunescu, préface de Marc Blanchet, L’Atelier contemporain, 2023, relié cartonné, 750 p, 30€
Dis pourquoi tu pleures…
– et suis triste amen On me dit triste Les mots que je ne prononce pas Les phrases tues au nom de la pudeur Et les rires stoppés Les grands élans du cœur et ceux de la tendresse Voici mes mains Mes os Mes muscles arrachés jetés sur l’étal de la vie quotidienne Et je suis cet enfant qui pleure dans le noir Pourtant mon beau jouet en peluche respire contre mes hanches mais entre nous déjà l’angoisse tire sa toile Pose sa bouche lasse sur mes tempes N’éteignez pas N’éteignez pas l’ampoule modeste la petite lueur l’espoir l’espérance indécise qui vacille déjà N’éteignez pas hurlait l’enfant dans son lit triste Et me voici adulte – matricule léger – au pavillon des incurables de l’âme –
parlé Souffert Aimé Tandis que dans la ville tant de fois violée
(P. 133)
mais tout ramène à Elle qui me pourchasse et me précède Douleur mère des hommes Douleur quotidienne imprévue impromptue injuste la malveillance prodigue de ses armes Celle qui fait plier maudire Qui m’empêche d’être avec qi combat La voici qui s’installe s’accroche Lourde douleur humaine Tragique Tenace N’ai-je pourtant pas déjà payé mon dû et plus que lui encore N’ai-je donc aucun droit à ce repos ce calme cette halte Ne me traverse pas de tes images Ne me harcèle pas de ta musique lancinante Je suis fatigué d’avoir mal J’ai trop marché Trop dit que cette fois-ci je ne dépasserai pas ce seuil Faudra-t-il donc toujours ruser t’implorer Et quel est donc ce point qu’il me faudra atteindre Déjà j’habite une caserne sans âge où respirer me coûte tant où respirer me coûte tant –
atteste de quels combats Quel drame Quelle vie Douleur un cendrier aux trois quarts plein
(P. 143)
La Guerre d’Algérie
À genoux, soumise, le front les mains contre le parquet, Algéria attend. Algérie est belle. Algéria est douce. Algéria c’est la tendresse. Parler d’elle c’est s’arracher de l’incurable. À quatre pattes, les fesses offertes, Algéria dans la nuit attend. Elle secoue ses cheveux : c’est une sainte ! Elle penche la tête : c’est, aussi, la putain. Non. Autre chose. Une autre qualité de vice. Ce qu’il aime en elle ne se raconte. Pas. Nue Algéria s’offre et son silence est exigence. Défilent alors des paysages : grandes et mouvantes plaines où court un enfant tragique et noire église de la confession bleu estaminet. Lui, crie : la mer ! La montée dans la ville. Il marche ainsi le long des rails. Arrêt. Oh comme cela fonctionne la vie ! Puis il distingue le volume du boulevard qui sous les marronniers s’engouffre. Boulevards noirs. Lisses et vides sur le front de l’eau blanche. Il passe. Il marche. Il parle, seul. Il est là. Il. S’enfonce. Avez-vous remarqué lui disait-elle comme il est rare en un tel lieu de voir rire une femme ? Blonde. Rouge bouche. Bouclée. Tout de même quelle folie, qu’elle, cette nuit-là dans sa robe. Le cul à nu. Sa beauté noire et grave. Ce mot. L’image née de ce mot lui donne le frisson. Rues. Pavés. Goulot du port. Avec du jaune. Néons rouges et mauves. On se croirait. Violet. La molesquine. Qui ne bouge pas. Et derrière le bar, accrochés comme ici, trois. Ou cinq. Prêts à servir et noirs encore. Place du Régent. Statue immense d’un type. Veule. Qui gouverna. Et elle, en sa rigueur, qui attend, guette ces mouvements et qui bientôt tressaille. À quatre pattes, ouverte, Algéria entend déjà les mots qui vont la déchirer. Mots qu’elle mérite ainsi dans sa posture, cinglants. Derrière la vitre il voit passer Marie-Marine la petite fille bossue qui embrasse sa. Disscret mouvement de tête pour le. Son. Pour le père. Tisane ! Tisane ! Et sa tendresse, à lui, sous l’apparente dureté. Vite ! Tous ces mots dans le silence de la. Il pleut acier. Géronimo écartelé là-bas vers Douvres. Mains, front à plat sur le parquet, Algéria maintenant se tend. Puis il l’encule. Mais c’est peut-être avec tendresse qu’elle me couchera la. Mort.
(PP. 293-294)
Alors on les attrape On les agrippe et on les hisse Avec les autres il va rouler tête contre tête dos contre dos tassés serrés dans la terrible haleine de la nuit maure au milieu des jurons tout cela sent la sueur et le mauvais café Tout cela pue la peur et de terribles envies de tuer tandis qu’ils roulent traversent des villages, pistes pourries, chacun son arme entre les jambes sur les genoux décomposés les mecs à cause des mines des embuscades comme on a scrute la nuit pourrie ! Il arrivait qu’ils roulent des heures oui cela arrivait Elle conduisait silencieuse et dure oh ce jour brique sur la mer et les premiers vélos vers usines rouges
(P. 340)
La Procession des pénitents
BAS-RELIEF À L’ORPHELIN
Mise en joue la mort bien droite
ses yeux blancs bandés de lin
devant tous à la panique
à l’effroi devant nous
cède
on n’en revient pas !
ah ! quel esprit de revanche anime la petite troupe
jusqu’alors
jusqu’ici
aux bêtes d’abattoir semblable
mise en joue la mort soudainement voûtée
s’incline
s’incline
et l’enfant de l’unique mère
vomit là : sur les habits de deuil.
(P. 549)
Opéra Buffa
Il fit connaissance de la douleur !
Bien sûr, il ne s’attendait pas à ce qu’elle eût ce visage.
Mais il ne découvrit en elle rien qui l’effrayât,
qui évoquât Eros qu’il fuyait désormais.
Je veux dire : rien !
Pas même ces traits, ces attitudes, ces regards tes qu’ils sont
décrits dans quelque livre.
C’était une pauvre gamine.
Elle dit : « Je suis venue vous livrer le nom de vos nouveaux
ennemis. » C’est ce qu’elle dit en premier.
Elle lui dit cela. Il en fut satisfait.
Ainsi, de nouveau, il allait pouvoir se battre !
C’était une pauvre gamine.
Il eut de la tendresse pour son air hagard.
Sans beaucoup de formes.
« De nouveaux ennemis », lui dit-elle. C’es cela qu’elle lui
annonça en premier. Elle le lui dit.
Il se créa un silence. Quelque chose de morne. Il aima.
Oui !
La gamine sans forme affirmées.
Quelque chose comme une attente !
« Voulez-vous connaître leurs noms ? », dit-elle. Dit l’enfant
qui n’avait en elle rien d’étrange.
Il ne sut quoi répondre.
Elle dégrafa sa robe. Entre le tissu et la peau il ne distingua
rien. Simplement elle lui tendit quelque feuillets qu’elle
tenait cachés sous l’aisselle.
Il distingua un nom. Il blêmit. Il.
C’est ainsi qu’il fit la connaissance de la douleur.
(P. 588)