Marc Wetzel propose ici aux lecteurs de Poesibao une traversée d’un court récit d’Ossip Mandelstam, avec recension et nombreux extraits.
Ossip Mandelstam, Le Sceau égyptien, traduit du russe par Claude B. Levenson, Gingko éditeur, septembre 2023, 80 pages, 6€
(Livre paru précédemment en 1990 aux éditions L’Age d’Homme)
Entre vingt et trente ans, Mandelstam publie deux livres de poésie (“Pierre”, 1913 et “Tristia”, 1922) assez éclatants pour imposer leur monde au premier rang de sa génération ; il n’en publiera plus de son vivant (son indépendance est jugée suspecte, sa virtuosité contre-révolutionnaire, sa subtilité ambiguë diversion). La solidarité historico-politique requise par l’institution soviétique s’accommode mal d’un “Non, je ne fus jamais le contemporain de personne./ Je me soucie bien peu d’un tel honneur/ C’est un autre que moi qui comme moi se nomme/ Et cet homonyme me fait horreur/ Deux yeux morts sont les yeux du siècle tyran …“, poème de 1924). Très vite, la censure le condamne à la prose, dans des récits qu’elle escompte clairs et corrects. Ce seront “Le bruit du temps”, puis notre “Sceau égyptien” (1928). L’officiel département de littérature y trouvera peu son compte :
Le “héros” de ce petit livre, en effet, est un certain Parnok, qui sera de bout en bout évasif, laborieux et grotesque. Il est “un de ceux que la foule n’aime pas, qu’elle repère sur le champ, qu’elle bouscule et rudoie” (p. 31), “un petit homme aux escarpins vernis“, “méprisé par les portiers et les femmes“, dont le crâne dégarni est la risée – et la cible – des coiffeurs, qui manque défaillir quand la vieille devant lui chez le boucher mime le “mou” quémandé pour son chat, qui fut jadis jeune écolier promu ambigu “enleveur de taches” par des camarades aspergeant des chiffons de graisse, d’encre ou de sang pour venir exiger ses services, surchargé de surnoms outrageants tels “mouton”, “sabot verni” ou, justement (mais on n’en saura pas plus), “sceau égyptien”. L’intrigue dont il est le cœur est celle-ci : son tailleur (Mervis) vient lui reprendre, de nuit, (“Il dort ! La canaille ! Dommage de gâcher de la lumière pour lui !“) une queue-de-pie – suspendue sur un dossier de chaise – destinée (ou revendue ?) à un autre (le capitaine de cavalerie Krzyrzanowski), que Parnok échouera à provoquer en duel. Autrement dit : l’histoire ici n’est rien, l’Histoire y est à peine quelque chose (l’action se passe à Saint-Pétersbourg au printemps 1917, pourtant le formidable bouleversement se réduit ici à deux incises : “Des menchéviks de la défense passent dans toutes les maisons pour organiser des gardes nocturnes aux portes cochères“, et “Pendait un ciel policier, bas et lourd …“), et le réel y est tout, s’enchantant lui-même : la ville même de Saint-Pétersbourg, omniprésente, semble mieux savoir quoi faire d’elle-même que ses habitants, comme si l’espace urbain (des immeubles, des bibliothèques, des carrioles, des salles de concert, des esplanades et des pharmacies …) disposait, par-devers soi, de “renseignements” qu’il “ne donnait à personne”. Quant à la queue-de-pie contestée, elle ne réapparaîtra qu’en dernière page, dans la valise du capitaine de cavalerie, dont, précise l’auteur, “elle s’accommoda fort bien, sans même s’y froisser” (p.70) : l’intrigue n’aura pas même feint d’exister. La redingote du prosateur, l’auteur, lui, se la sera, décidément et d’emblée, laissé bien volontiers subtiliser !
C’est que la responsabilité du poète n’excède jamais, selon Mandelstam, la seule chose qu’il sache faire : chanter la réalité, comme elle se produit et se dispense. Il a par exemple respecté la réalité de la Révolution (bolchevique), mais il n’a jamais songé à aimer cette révolution de la réalité. En lui tout s’intéresse à faire chanter le monde, rien à qui le fait, ni même à qui l’a trahi ou servi. C’est que le génie poétique, dans lequel l’auteur célèbre ce qui est, fut en lui immédiat, précoce, très tôt définitif – et donc imparable, et irrévisable. Les “métaphores” sont chez lui si fortes et nettes qu’on sent bien que le réel a déjà basculé sous son regard avant que sa parole ne vienne entériner déplacements et recouvrements.
Bicyclettes ? : “Dans la verdure sombre bruissaient des vélos – métalliques frelons du parc“. Pas de danse ? : “Sourires de groseille des ballerines, chuchotement des chaussons saupoudrés de talc“. Transports routiers ? : “Sentant l’alcool et le fromage blanc, les carrioles filaient de lac en lac, et les kilomètres giclaient comme des petits pois“. Médications ? : “L’huile de foie de morue est un mélange d’incendies, de matins hivernaux jaunâtres et d’huile de baleine, le goût d’yeux arrachés et éclatés, le goût du dégoût porté jusqu’à l’extase“. Fin de parcours ? : “Destiné à la boucherie, un coq se démenait, tapi sous la pelisse de castor d’un vieillard “. Chirurgie commune ? : “J’aime les dentistes pour leur amour de l’art, pour leur large horizon, pour leur patience idéologique. Pauvre pécheur, j’aime le bourdonnement de la fraise, cette pauvre petite sœur terrestre de l’aéroplane qui vrille l’azur térébrant“.
Bien sûr, une réalité bien chantée n’est, pour la vie, d’aucun secours. Faire donner de la voix (même une voix impeccablement juste) au labyrinthe des choses n’y procure aucun abri, aucun appui, et même : aucun obstacle assez net et fiable. La logique compagne de l’éblouissement de ce poète fut donc la peur (car pouvoir célébrer la présence du réel n’épargne en rien, au contraire, de devoir craindre son action). La peur commande à ce livre comme elle a dirigé la vie de Mandelstam – qui fut une âme instable, à la fois indécise et butée, malgré son humilité dans l’amour et son courage final face à la persécution – peur qu’il compare ici, génialement, à une “mitaine” (qui couvre la main sans devoir recouvrir le danger d’user de ses doigts), à un tapis d’abjuration (ou d’abdication ?), au “plafond bas” de certains rêves (se redresser sous l’aiguillon de la peur nous en transperce !), à une adaptation ruineuse :
“La peur me prend par la main et me conduit. Un gant blanc tissé. Une mitaine. J’aime, je respecte la peur. J’allais presque dire : “Je n’ai pas peur avec elle”. Les mathématiciens devraient lui dresser une tente, car elle est la coordonnée du temps et de l’espace : ils y participent comme un feutre roulé dans une tente de Kirghizes nomades. La peur dételle les chevaux lorsqu’il faut partir et nous envoie des rêves aux plafonds irrationnellement bas” (p.69).
Comme le montreront les quelques extraits suivants, c’est une peur … pleine de fantaisie, d’humour et de fielleuse jubilation, qui vient structurer son monde, avec une sorte de brio onirique dont il y a peu d’équivalent dans la littérature mondiale. Peu d’années plus tard, le poète, misérable, relégué et malade composera, sauvés par la mémoire de son épouse Nadejda, les poèmes extraordinaires des “Cahiers de Voronej”, avant de mourir près de Vladivostok, dans un camp de transit, fin 1938. Mais le si déroutant prosateur de ce “Sceau égyptien” n’était déjà, on l’a compris, qu’un pur poète.
Marc Wetzel
Extraits
“Depuis son enfance, Parnok s’attachait de toute son âme à tout ce qui était inutile, métamorphosant en événements le murmure de tramway de la vie, et quand il commença à tomber amoureux – il s’efforça de raconter tout cela aux femmes; mais elles ne le comprirent pas et pour se venger, il employait avec elles un langage d’oiseau, sauvage et ampoulé, pour ne parler que de choses élevées” (p.18)
“Il y avait pourtant un malheur – il n’avait pas de généalogie. Et pas où en prendre – il n’en avait pas et c’était tout. Pour toute parenté, il n’avait que la tante Johanna. Une naine. (…) Elle avait les mains si courtes qu’elle ne pouvait rien boutonner toute seule” (p.62)
“Ainsi, il y a sur terre des gens qui n’ont jamais souffert de maladie plus grave que le rhume et qui demeurent accrochés à leur époque avec plus ou moins de bonheur, comme des garnitures de cotillon. Pareilles personnes ne se sentent jamais adultes et à trente ans, elles en veulent aux autres et ne cessent de demander des comptes. Nul ne les a jamais particulièrement gâtées, mais elles sont dévergondées comme si au fil des ans, elles avaient été nourries de rations académiques de sardines et de chocolat. Ce sont des brouillons qui savent tout au plus déplacer des pions sur l’échiquier et qui s’imposent néanmoins dans la partie pour savoir ce qu’il en sortira. Il serait à leur goût de vivre toute leur vie quelque part dans la villa d’un excellent ami, d’ouïr le frémissement des tasses sur le balcon autour du samovar ventru, bavardant avec les marchands d’écrevisses et le facteur…” (p.21)
“La tante Véra était luthérienne et chantait avec ses coreligionnaires au rouge temple de la Moïka. Il émanait d’elle ce froid distinctif d’une dame de compagnie, d’une lectrice et d’une dame de charité – cette drôle d’espèce de gens hostilement liée à la vie d’autrui. Ses minces lèvres luthériennes jugeaient notre façon de vivre et ses boucles de vieille fille se balançaient au-dessus de l’assiette de bouillon de poule avec un léger dégoût” (p.52)
“La portée caresse l’œil tout autant que la musique elle-même charme l’ouïe. Les noires de la gamme montent et descendent comme de petits allumeurs de réverbères. Chaque mesure est un esquif rempli de raisins secs et de grappes de muscat noir. Une page musicale – c’est tout d’abord la disposition de combat d’une flottille de voiliers pour devenir ensuite le plan de noyade de la nuit, organisée en noyaux de prunes” (p.38)
“Il est terrifiant de penser que notre vie est un récit sans sujet ni héros, faite de vide et de verre, du balbutiement ardent des seules défaites, du délire enrhumé de Pétersbourg. L’aurore aux doigts de rose a brisé ses crayons de couleur. Ils gisent maintenant comme des oisillons aux becs béants et vides. Toutefois, il me semble entrevoir les arrhes de mon délire bien-aimé et prosaïque. Connaissez-vous cet état ? C’est comme si toutes les choses avaient la fièvre, quand elles sont à la fois joyeusement éveillées et malades : les barrières dans les rues, les affiches écaillées, les pianos amassés au dépôt pareils à un intelligent troupeau sans berger, né pour des extases de sonates et d’eau bouillie …” (p.67)
“Les livres fondent comme des glaçons amenés dans la chambre. Tout diminue. (…) Tout fond. Goethe aussi fond. Un bref laps de temps nous est dévolu. Figée dans le verglas de la gouttière, la poignée glissante de l’épée fragile et exsangue refroidit la paume” (p.57)