Fernando Pessoa, “Ultimatum”, lu par Guillaume Condello


Guillaume Condello rend compte ici pour les lecteurs de Poesibao du pamphlet Ultimatum, d’Alvaro de Campos (hétéronyme de Fernando Pessoa)


 

Ultimatum, D’Alvaro de Campos, Fernando Pessoa, trad. J-L Giovannoni, Isabelle Hourcade, Rémy Hourcade, Fabienne Vallin, éd. Unes, 2023.



Avant la fin de l’ultimatum


         

Les éditions Unes ont publié récemment une édition bilingue de l’Ultimatum d’Alvaro de Campos, l’un des hétéronymes de Pessoa. C’est bien peu de dire que l’Ultimatum de Pessoa/Campos est écrit dans une période troublée. Si dans sa préface Pierre Hourcade souligne bien la difficulté qu’il y aurait à resituer ce texte dans le parcours intellectuel et esthétique de Campos, il n’est pas difficile en revanche d’y voir les échos de son temps. L’ultimatum lancé dans ce texte est un de ces nombreux appels qui, au tournant du siècle, vont montrer la mort imminente qui guetterait la culture, dans un monde où la technologie et la science bouleversent les conditions de vie de tous les européens, sans pour autant offrir un horizon indiscutablement désirable.
            L’Ultimatum, c’est en effet d’abord un bref cri de rage, d’une intensité rare. Dans la dénonciation de son présent que l’auteur (qui au juste ? on y reviendra) mène sur une petite trentaine de pages, rien ou presque ne peut être sauvé ; ainsi p 19 :
            Hommes, nations, desseins, tout est nul !
            Faillite de tout à cause de tous !
            Faillite de tous à cause de tout !
            Complètement, totalement, intégralement :

                                               MERDE !

Tous les domaines de la civilisation sont touchés : politique, art, morale – il n’est guère que la science et la technique qui surnagent dans ce qui est pour l’auteur « un maelström de thé-tiède » (p.15). Pourquoi cette exception ? C’est que le reste de la production culturelle de l’Europe au temps de Campos est selon lui marquée du sceau de la petitesse. C’est tout l’enjeu de sa « loi de Malthus de la sensibilité » (p.21) : une progression géométrique des stimuli créés par la science et la technique, qui amène à une désadaptation de la sensibilité, sa progression simplement arithmétique ne pouvant suivre celle de l’évolution sociale commandée par la science.
Le pamphlet verse aisément dans le ton doctrinaire et pseudo-scientifique. Ce qui emporte, c’est la force d’un rejet face à un état du monde dans lequel la petitesse, les mesquineries et les compromissions entravent toute forme de croissance culturelle vers la grandeur. Car c’est bien cela que Campos a en vue : une révolution profonde de la culture et de la politique européenne, sous la direction du Surhomme. Ce dernier est moins nietzschéen qu’il n’y paraît : au renversement de la table des valeurs, à la liberté de celui qui établit une nouvelle échelle de valeurs pour renverser celle que le Christ avait posée, Campos préfère l’établissement d’un nouvel équilibre entre complétude, complexité et harmonie. Le pamphlet se termine ainsi (p.30-31) :

            Et je proclame aussi : Premièrement :
Le Surhomme ne sera pas le plus fort, mais le plus complet !
            Et je proclame aussi : Deuxièmement :
Le Surhomme ne sera pas le plus dur, mais le plus complexe !
            Et je proclame aussi : Troisièmement :
Le Surhomme ne sera pas le plus libre, mais le plus harmonieux !

           
Dénonciation des petitesses de son temps, promesse d’un horizon nouveau qui ferait table rase du passé, surhumain… Campos est bien de son temps, malgré la détestation qu’il semble lui porter. Semble – car en réalité il me semble que dans ces dernières lignes c’est un rapport ambivalent qui se manifeste : si le tournant du siècle est certes à bien des égards chaotique et violent, mesquin aussi sur de nombreux points, la violence n’est pas exclue comme horizon de cet avenir lumineux que Campos propose, ne serait-ce que sous la forme d’une intervention pour le moins énergique pour la faire advenir ; et la multiplicité des transformations sociales, techniques, sociales et culturelles que l’Europe connaît à ce moment n’a besoin que d’un principe unificateur qui sache en même temps en préserver la richesse – c’est-à-dire qui sache ne pas la réduire à une unité dictatoriale. Préserver le bouillonnement du siècle, et l’emmener dans une direction unifiée, quoique plurielle.
On peut y voir assez clairement une mise en scène de la démarche même de Pessoa. Le texte qu’on lit semble incohérent dans la carrière de Campos (ce que Pierre Hourcade rappelle à juste titre dans son introduction), dans la mesure où il n’a que peu de rapport avec l’esthétique de ses textes antérieurs, et où il ouvre un programme à la fois littéraire et civilisationnel, suivi d’un long silence, rompu par des textes qui n’auront que peu de rapport avec ce programme. Mais on peut y lire une apologie de l’auteur le plus complexe, celui qui contient en lui le plus grand nombre de sensibilités diverses, et sait en faire la somme – ou, dans les termes de Campos, la « moyenne » : la mathématique reste un paradigme pour la révolution des sensibilités.
De ce point de vue, on voit aussi la cohérence à l’œuvre dans les écrits de Pessoa/Campos. Accueillir en soi la pluralité et les secousses du réel, surtout en des temps troublés, jusqu’à diffracter l’identité individuelle et l’ouvrir à tout ce qui n’est pas elle, la rendre plus grande que l’individu, et le faire disparaître, pour redonner aux temps une harmonie qui lui fait défaut, sans pour autant la réduire à la dictature de l’Un – voilà sans doute un défi encore à relever.

Guillaume Condello

Fernando Pessoa, Ultimatum, D’Alvaro de Campos, trad. J-L Giovannoni, Isabelle Hourcade, Rémy Hourcade, Fabienne Vallin,  éd. Unes, 2023, 14€