Mathieu Jung grimpe pour Poesibao dans ces « Échafaudages dans les bois », premier volume de trois, construction d’Ivar Ch’Vavar et camarades.
Ivar ChVavar, Échafaudages dans les bois, vol. 1, co-édité par Lurlure et le Corridor Bleu, 2022, 304 p., 22€
Ch’Vavar kaléidoscope
Rêve
Dans la nuit du 28 au 29 décembre 2011, Ivar Ch’Vavar fait un rêve qu’il situe à Buenos Aires, dont voici un extrait du récit qu’il en livre :
« Cette ruine est prise dans une matière transparente (ou une sorte d’échafaudage transparent ?) qui la protège et, en quelque sorte, la rend pérenne. L’effet est grandiose, le monument dégage une impression de puissance, ou plutôt d’autorité, extraordinaire. De plus la couleur ocre de la pierre est lumineuse, presque orangée, et reflète violemment l’éclat du soleil couchant. » (Échafaudages dans les bois, 131-132 — les fragments de cet opus seront désormais seulement signalés par le numéro de page).
J’y vois, dans ce monument, une image onirique annonçant le volume d’Échafaudages dans les bois, co-édité par Lurlure et le Corridor Bleu, avec sa couleur orange. L’orange dominera également la couverture de la réédition de Hölderlin au Mirador (Corridor Bleu, 2020) et, bien sûr, du Tombeau de Jules Renard (Lurlure, 2023).
Préparation (détour par Lord Jim)
There was, as I walked along, the clear sunshine, a brilliance too passionate to be consoling, the streets full of jumbled bits of colour like a damaged kaleidoscope… Ivar Ch’vavar sera surpris d’apprendre que je pense à lui, à son travail du poème, relisant Lord Jim de Joseph Conrad. Il sera encore plus étonné d’apprendre que je suis retourné à Conrad, mais j’en suis le premier ébaubi, à cause du chapitre troisième de l’ouvrage d’Édouard Jourdain, Le Sauvage et le politique (PUF, 2023), intitulé « De la magie comme praxis », où il est beaucoup question, non de Conrad, mais de l’étude sur le chamanisme de Charles Stépanoff, Voyager dans l’invisible (La Découverte, 2019), dont Ivar est loin de ne penser que du mal.
Le rapport entre Conrad et le chamanisme je ne me l’explique pas tout à fait (alors qu’Ivar le chamane, cela tombe presque sous le sens), pas davantage que je ne sais ce qu’Ivar pense de Conrad. Il serait sans doute oiseux que je déroule ici davantage l’écheveau de ces correspondances hasardeuses. Mais on va voir que je ne suis, en termes d’associations déraisonnables, pas à cela près.
Ces couleurs pêle-mêle et éblouissantes (il doit y avoir de l’orange) m’ont en tout cas toujours fasciné dans ce célèbre passage de Lord Jim, que je traduis ici à la volée : Il y avait, au fil de ma promenade, le clair soleil, un éclat trop passionné pour apporter de la consolation, les rues pleines d’éclats de couleurs pêle-mêle à la manière d’un kaléidoscope détraqué…
Le kaléidoscope d’Ivar se porte bien. On trouvait, déjà, un kaléidoscope dans le poème intitulé Mont-Ruflet initialement paru dans le volume du Caret (Vanneaux, 2014), et avant-cela même, en feuilleton sur Poezibao : « … j’avais/Secoué si fort le kaléidoscope, que les formes et les couleurs s’é/Taient comme tordues ensemble… » (v. 1955-1957). Le kaléidoscope d’Ivar donne idéalement des couleurs pêle-mêle et éblouissantes. Il n’est nullement détraqué. Bien au contraire. Je dirais plutôt que c’est un kaléidoscope préparé, comme John Cage préparait son piano.
Il y a chez Ivar une préparation du poème dont témoignent très généreusement les livres d’atelier que sont Travail du poème (Vanneaux, 2011) et, donc, ce premier volume d’Échafaudages dans les bois (deux autres sont prévus). Il s’agit d’une préparation bien différente de la préparation du roman selon Barthes. En cela qu’Ivar est dans la poésie jusqu’au cou, qu’il en parle depuis le dedans du poème. En effet, Barthes est un fonctionnaire, certes génial, de la langue ; Ivar est un poète, ce n’est pas la même chose, de loin pas.
Depuis le dedans du poème, c’est à dessein que ma tournure cogne dans les coins ; il y a quelque chose d’éminemment laborieux dans le travail du poème, dans son expérience. Ivar aime à paraphraser Rimbaud à ce propos, tout cela est plus long à se reproduire qu’une étoile. Mais le miracle, c’est qu’à la lecture d’Échafaudages dans les bois, toute cette peine en devient jubilatoire.
Une préparation, donc, et Laurent Albarracin le disait dans sa préface à Travail du poème. Ivar le souligne dans une lettre à Albarracin, justement, parue dans Échafaudages (63): « Le travail du poème, c’est aussi bien sa préparation (mentale, prosodique, stylistique) que ce qu’il soulève comme effets de réel une fois exprimé. »
Reprise, donc. Échafaudages est un retour sur Travail du poème, qui était déjà une nouvelle saisie sur l’œuvre. Or, nulle complaisance dans l’exhibition égotiste des dessous de l’œuvre. C’est une préparation faite d’affres et de trouvailles, mais aussi un accompagnement, un joyeux compagnonnage. Il est néanmoins des camarades qui mettent Ivar en garde. Ainsi, Boris Wolowiec : « Quand un maçon construit un mur, après le travail achevé, il ne nous demande pas d’admirer sa truelle, il nous demande d’admirer le mur. » (278).
Accotement
« Caléidoscope : Instrument de physique qui, garni de petits fragments de diverses couleurs, montre, à chaque mouvement, des combinaisons toujours variées et toujours agréables. Au figuré, voir les choses avec le caléidoscope de l’espérance. » Il s’agit de la définition que donne Littré du kaléidoscope. Orthographié avec un c. À quoi le lexicographe lippu d’ajouter une étymologie : « Καλὸς, beau, εἷδος, forme, et σϰοπεῖν, voir. » Ivar Ch’Vavar nous donne à lire la poésie au kaléidoscope de l’espérance. Tout en nous donnant à voir une belle forme. Pour autant, cette manière qu’a Ivar (affres et trouvailles pêle-mêle, comme autant de couleurs kaléidoscopées) de nous montrer le travail de son poème nous rappelle qu’il ne s’agit pas de strict formalisme, comme en témoigne cette lettre à Florence Trocmé (27 septembre 2011) :
« Ça me fait plaisir d’aller contre toutes les conventions et de mettre du récit, du discours et même des descriptions dans la poésie. Ou en tout cas dans le poème. (Tu sais bien que je distingue les deux et que pour moi le poème est une sorte de dispositif pour attraper la poésie, une sorte de grand carrelet (oui, c’est une espèce de filet, sauf erreur) que je lance sur la rivière, ou une nasse que je traîne dans la vase… On ne peut pas dire que je pêche à la ligne, non (il m’est plutôt arrivé de pêcher à l’explosif). » (96).
Chez Ivar, l’à-côté du poème est souvent poétique et très drôle. C’est là où, précisément, va se nicher l’explosif. Dans le passage ci-dessus, les parenthèses servent à excaver le propos ; elles sont autant de marques que le godet de la pelleteuse d’Ivar a laissé dans le champ de la poésie (que les parenthèses ne ferment pas, c’est pour mieux maintenir l’atelier ouvert sur, mettons, l’infini, ou encore sur l’épineux réel. Car, c’est entendu : « Le réel c’est ce qui continue d’exister lorsque l’on cesse d’y croire. » — La formule bien connue de Philip K. Dick (auteur que l’on croise dans Hölderlin au mirador) est relayée par la conviction d’Ivar, peut-être plus frontale, entêtée et désarmante : « Tout ce que je sais, c’est que quand tu vois le réel, tu le sais, que c’est le réel que tu vois. » (125).
Oui, la pelleteuse dans le champ du poème. Quelque peu triviale, cette image prolonge, pour la mieux ruiner, celle appliquée au vers, traditionnellement perçu comme un sillon que laisse la charrue dans la terre. De fait, Ivar s’interroge quant au vers et à ses rapports au mètre : « S’ils coïncidaient, mètre et vers, le poème coincerait. Le vers est le principe de fluidité du poème, ce qui l’empêche de coaguler. » (198).
L’accotement du poème, avec les « horribles travailleurs », infatigables terrassiers réunis autour d’Ivar, on en aura un excellent aperçu avec les échanges du « Cercle du Caret », grosso modo dans la seconde moitié d’Échafaudages dans les bois, volume premier. La question du mètre et du vers y est centrale et passionnante, et je ne peux m’empêcher de songer ici à Giorgio Agamben, qui écrit dans le texte éponyme d’Idée de la prose :
« Dans l’instant même où le vers, défaisant un lien syntaxique, affirme sa propre identité, il enjambe irrésistiblement, comme l’arche d’un pont, l’espace qui le sépare du vers suivant, pour saisir ce qu’il a rejeté au-devant de soi : il ébauche une figure prosaïque, mais d’un mouvement qui prouve sa propre ‘‘versatilité’’. En se précipitant dans l’abîme du sens, l’unité purement sonore du vers transgresse sa propre identité en même temps que sa propre mesure. » (Idée de la prose [1985], Gérard Macé trad., Christian Bourgois, 1998, rééd. 2006, pp. 23-24).
Ivar n’a de cesse d’ébaucher une figure prosaïque, la sienne, au-delà même de ses considérations sur le vers : « Mézigue, pedzouille irrécupérable », comme il l’écrit dans Mont-Ruflet (235). Cela fait partie de son humour (« drôle mais d’une drôle de façon » (50)), de sa bonhommie motrice. Quelquefois même, il faut passer par une forme de bêtise — et c’est un génial contre-sort — pour mieux traverser l’épaisse et imbalayable connerie du monde (lire, à ce propos, la lettre à Laurent Albarracin, du 23 décembre 2010, 61-61 — je ne la cite pas ici, pour un peu épargner les cons de ce monde, on ira y voir). Ivar est un anti-Teste pour qui la bêtise est une ligne de force :
« J’ai voulu faire ce livre [ie. Travail du poème] avec ma connerie, aussi : qu’on voie qu’on peut être plutôt bête et épais de l’occiput, comme complètement dépourvu de grâce et d’élégance, et réussir pourtant à réfléchir assez loin, maladroitement, grotesquement par moments, mais assez loin, et travailler de même à une œuvre, en bousier, sans doute, en bouseux, compagnons géotrupes serrons-nous la pince, mais voilà : l’œuvre est là. » (134).
Cette modestie pour le moins bourrue accompagne une puissante méditation sur l’activité poétique, dont s’esquisse une éthique : « Si tu calcules : rien. Seul le sacrifice pur, désintéressé, peut avoir cours ici, et s’avérer efficace. Le tout est de ne rien attendre en retour, car, de fait, rien ne nous est dû. On n’a pas de droits, dans l’expérience poétique, seulement des devoirs. » (143).
Si les remblais du poème d’Ivar sont tellement intéressants, c’est qu’ils font partie du poème. En cela que la poésie, dans son évidence matérielle, est sans bords véritables. C’est donc fort naturellement qu’Ivar reprend à son compte le mot d’ordre d’Isidore Ducasse (« La poésie doit être faite par tous. Non par un. »), en plaidant pour une poésie plus populaire, bien que le travail du poème ne soit certes pas donné à tout le monde : « La poésie devrait être l’affaire de tous, même si le poème ne doit pas forcément être le faire de chacun. » (140).
En étoile
« C’est parce que la poésie est un travail collectif, aussi, que je laisse ouverte la porte de l’atelier. » (205). À quoi l’on ajoutera que les ateliers sont faits pour communiquer et entrer en relation kaléidoscopique. Comme l’explique Florence Trocmé dans sa préface à ces Échafaudages : « C’est une correspondance en étoile. À ce jeu-là, dans la première partie, deux interlocuteurs se détachent tout particulièrement, Laurent Albarracin et Pierre Vinclair. Tous deux connaissent bien l’œuvre de Ch’Vavar, il faut le rappeler et tous deux, c’est très important, sont aussi des écrivains. Le lecteur entre donc indirectement aussi dans les ateliers de ces interlocuteurs clés d’Ivar Ch’Vavar. » (16).
Échafaudages dans les bois encourage à lire ou à relire, entre autres ouvrages (Le Chamane et les phénomènes de Vinclair, par exemple), le De L’Image d’Albarracin. Ce petit traité entre en résonance avec la rumination ch’vavarienne sur l’image (la porosité entre Albarracin et Ivar ne semble pas aller de soi, mais je dirais qu’elle fait, à son tour, une sorte d’image, d’étoilement) :
L’image apporte aux choses une réflexivité dont l’intérêt principal est d’être une réflexivité déconcertante : les choses se surprennent à être ce qu’elles sont, soit grandies soit diminuées, en tout cas changées en elles-mêmes. (De l’image, Éditions de l’Attente, 2007, p. 30).
La poétique d’Ivar est elle-même marquée par une « réflexivité déconcertante ». Hautement concertée (fût-ce au seul concert de la singularité d’Ivar), cette poésie déconcerte en cela que, contre toute attente, elle ne se laisse pas prendre, je le redis, au piège du formalisme. Un intense questionnement porte sur la forme, mais celui-ci ne se referme jamais sur lui-même. Au contraire. Il s’ouvre sur l’à-pic de ses propres doutes. Semblable opera aperta en demande beaucoup de la communauté de ses lecteurs et lectrices. C’est ce qui se dit également à la fin de la préface de La Vache d’entropie (Lurlure, 2018) : « … il y a beaucoup de choses que je ne sais pas, que je ne comprends pas, que je ne vois pas dans ma poésie. C’est pourquoi j’ai tant besoin de mes lecteurs ! » La mise en étoile du geste poétique est toujours de l’ordre de l’avec [voir ici]. Avec Ivar, ou plutôt Ivar avec ses lecteurs et lectrices (« Le fait que j’aie (jusque dans la transe !) toujours pensé au lecteur. » (89)). L’étoilement n’est pas seulement ce qui sauve la poésie d’Ivar, il est la condition même de la poésie.
Toto et Sissi (en marge de Platon)
Mais revenons à l’image. Cette question est primordiale dans Échafaudages dans les bois, volume premier, et tout porte à croire qu’elle traversera les volumes suivants. Il convient de noter qu’elle est inséparable d’une certaine conception du vers (« J’insiste : bien comprendre que le vers enjambe sans répit le mètre, et se prend les pieds dedans » (287)) et Boris Wolowiec formule à son tour une image qui touche au nom même d’Ivar :
Pierre serait votre prénom sacrifié, pour reprendre le mot que vous utilisez à propos du problème de la gémellité. Qui sait si le prénom et le nom ne sont pas eux aussi des jumeaux ? Ainsi le problème de la gémellité serait celui d’apparaître à la fois prénommé et nommé. Prénom et nom seraient comme des siamois, les siamois de notre solitude et de notre silence. (283).
En d’autres termes, Ivar Ch’Vavar fait, lui-même, image. Par la dualité même de son nom. Il arrive que celle-ci non seulement s’étoile, mais éclate en une multiplicité hétéronymique, laquelle excède allègrement la galaxie Pessoa.
On se souvient de la définition de l’image selon Pierre Reverdy, forcément décevante dans l’espace ch’vavarien. Le « rapprochement de deux termes, etc. » ne suffit pas à expliciter le recours de Ch’Vavar à l’image, bien qu’il contienne l’idée d’une gémellité. Chez Ivar, l’image est « la nostalgie d’une gémellité, mais la nostalgie aussi bien de son déchirement, de ce moment terrible de la rupture et de la séparation. » (216). (Nostalgie de la gémellité également présente chez K. Dick…) Vinclair, à ce sujet, rappelle le beau passage sur le mythe de l’androgyne dans le Banquet de Platon. « L’image, écrit Vinclair, non seulement comme fiction, donc, mais comme amour : attraction des corps. » (242). On trouvera, dans ces Échafaudages, une très belle formule quant à l’amour, lorsqu’Ivar dit être « tomb[é] amoureux de très haut et sans filet » (76). C’est ainsi que Tombeau de Jules Renard, qui est un livre « roux » (la couleur orange, toujours), prend des airs de parade nuptiale. Le complice Albarracin désigne quelques lignes de force quant à ce petit recueil paru chez Lurlure en 2023. Il y signale notamment les images tautologiques, qui étaient déjà étudiées dans De l’image (et nul doute que la fréquentation du collège de Réisophie influe sur Albarracin, et peut-être même qu’elle déteint sur Ivar, par étoilement, de loin en loin ou de proche en proche).
Au sujet du nom. « Ivar est l’anagramme de ‘‘vrai’’ et réciproquement » (78). L’adverbe est ici presque de l’ordre de la boutade, mais il exalte une réciprocité au sein de la gémellité, un va-et-vient dans l’image, quand bien même s’agit-il ici de l’anagramme d’un nom propre qui, regraphié pour l’occasion, remplace un jumeau effacé (le prénom Pierre).
La nostalgie ch’vavarienne d’une unité perdue se diffracte dans les apories du Même et de l’Autre, pour mieux rêver ou penser identité et différence. Cette fiction, dirait Vinclair, qui est « un vrai récit d’aventures » précise Trocmé (9), n’est pas sans réactiver les paradoxes du Parménide. Ce premier volume d’Échafaudages dans les bois termine (s’ouvre ou bée) sur une note consacrée à Toto et Sissi : « Scissiparité et tautologie : des mots qui frappent les enfants. Toto les rassure… Sissi les inquiète déjà. Toto reste là, il est malin et pas malin, on peut l’admirer et le mépriser un peu à la fois. » (295). Elle est relayée par une nouvelle réflexion sur l’image : « L’image, c’est toujours l’image de l’amour… L’amour nous barde, et nous carde déjà. Amour nous sépare en nous rassemblant. » (296).
Ce volume premier s’arrête net. Non qu’il nous laisse sur notre faim (300 pages fort nourrissantes, dont deux lectures ne suffisent pas à mesurer l’ampleur de la cogitation), mais on regrette presque que le propos ait été interrompu là : la pensée n’est encore qu’au bord d’elle-même et l’on a hâte de connaître la suite. Encore que l’on sache déjà un peu de quoi il retournera : il suffit de lire, par exemple, La Vache d’entropie, livre plus récent, qui est une autre rumination poétique, à la fois poème et travail du poème.
Mathieu Jung
Ivar ChVavar, Échafaudages dans les bois, vol. 1, préface de Florence Trocmé, co-édité par Lurlure et le Corridor Bleu, 2022, 304 p., 22€