Esther Tellerman, “Ciel sans prise”, extraits


Esther Tellerman publie “Ciel sans prise” aux éditions Unes, un livre où elle traverse les ombres dans un dernier accompagnement.


 

Esther Tellermann, Ciel sans prise, éditions Unes, 2023, 128 p., 20 €

 

Je n’avais voulu
qu’un silence fende
            l’autre
plus abrupt
mais des sentiers de
ronces et de glycines
une cambrure
            étrangère.
(p. 9)


Rafales de souvenirs
            souvent
nous ensablent.
Je rêvais les
            lointains revenus
caravanes    granits
un jour encore
pour l’horizon
            et la chute.
Votre épaule
            encore
votre lèvre.
            Une note
m’écorche


Puis je voulus
            des symphonies
élevées des cendres
ambres où frissonnent
            les feux
des timbres    sur
chaque peur    chaque
chair qui attend
que revienne la soif
            des étés que
gonflent    les mers

des levées de paroles
(pp. 24 et 25)


Déjà s’étaient
éteints    les horizons
nous devions recueillir
la lumière des chambres
des nuits rompues
par l’absence
de lendemains.
Déjà nous devions
rassembler les
vents et les os    et
tous les gestes
mais voici la main
qui oppose
            le fruit
(p. 29)


Des verdures
accrochées aux brumes
et j’oublie
les étangs de plomb
compte encore
chaque torrent
que le ciel cache.
Peut-être vous
seriez sous le
saule ou
l’hibiscus
            prêt à fleurir
            sous la fêlure.
(p. 38)


Je ne pouvais
plus dire
qui me veille
compte les clartés
qui épelle les
rêves et l’âme
            qui
assourdit
les offenses
            et les gris
qui encore
façonne
les surfaces.
(p.60)

Enfant
            qui s’adresse ?
Qui épanche
les pleurs
se soucie de
votre appel ?
Qui souligne
le pli où
            j’entre
(p. 87)


Comme soudain
s’ouvre
            l’échancrure
fracas du souvenir
            où entre le cœur.

Nous nous adressions
des matins et des soirs
            pour être
(p. 114)


Esther Tellermann, Ciel sans prise, éditions Unes, 2023, 128 p.,20 €

sur le site de l’éditeur :
Entre suspension et recueillement, Ciel sans prise s’ouvre sur le repli d’une humanité réduite à ses chambres, persiennes et portes fermées, rues vides. Une humanité qui a « trop vu et trop ri à la face des dieux », et surtout, « trop haï ». Du fond de cette solitude, de cette geôle de silence, surgit l’absence de l’autre, et l’immense mélancolie d’une histoire personnelle et collective qui serait arrivée à son terme. Face à ce pressentiment hanté, face à cette parole tue et à ce monde arrêté, Esther Tellermann plonge l’absence dans une forme d’attente, dans un bain de souvenirs, parlant, dit-elle, « depuis le seuil d’où je te veille », et d’ajouter que nous n’avons que deux langues, « l’une apprise, l’autre nocturne » – alors ce sera la nocturne. Une longue prière, un accompagnement dans l’adieu. Livre écrit d’une voix « d’où parvient la terre », livre de veillée, livre de mémoire et de rêves interrompus, plongé dans la solitude de la chambre où l’on réinvente l’autre, sa lumière, en forme « d’île lointaine » dans la nuit. Pour réinventer l’autre et le monde quand il se fige, Esther Tellermann convoque contre l’effacement ses « contes de papier », le grand jardin familier de ses poèmes : plein de jasmins, de safran, de sauge, d’amandiers et d’églantiers, souhaitant par là même retrouver un espace ouvert et intime. Jardin doublé d’un verger de souvenirs, lieu de l’ami disparu, des rencontres, et d’un temps où l’on pouvait se toucher, se parler, être en vie. Avec paumes, tempes et paupières former des gestes contre la disparition. Ciel sans prise est un « long ensevelissement à travers les saisons du souvenir ». Esther Tellermann traverse les ombres dans un dernier accompagnement, ouvre un tombeau qu’elle peuple de paroles contre l’aphonie humaine, qu’elle plante de bouquets d’arbres et de parfums, pour déposer le compagnon dans ce lieu de la mémoire, refusant de perdre l’infini du cœur du monde dans les « fracas du souvenir ».

Esther Tellermann est née en 1947 à Paris. Agrégée de lettres, elle exerce actuellement la psychanalyse. Son premier livre, Première apparition avec épaisseur, obtient le Grand prix de l’Académie Française en 1986. Sa poésie s’attache à rendre compte d’un lyrisme intime du monde. Organisée en suite de chants posés entre le murmure et la symphonie, entre les symboles et la réalité arrachée, son œuvre tendue vers une impossible consolation mêle destinée personnelle et portée universelle, s’attachant à dépasser dans le mythe les répétitions tragiques de l’Histoire. Elle a publié une vingtaine de livres de poésie, principalement chez Flammarion, ainsi qu’un récit, Une odeur humaine (Farrago/Leo Scheer, 2006). Poète important de sa génération, elle est présente dans l’Anthologie de la poésie française du XVIIème au XXème siècle (Gallimard, La Pléiade, 2000). Elle a également obtenu le prix François Coppée et le prix Max Jacob.